"HOCINE AIT AHMED, l'irréductible opposant algérien : un combat, une vie, une voie" : c'est sous ce titre que s'est tenue le 20 mai 2016 à partir de 18 heures à l'Université Paris VI une conférence en hommage à Hocine Ait Ahmed - qui nous a quitté le 23 décembre dernier.
Organisée par la section locale de l'Union des Etudiants Algériens en France (UEAF) sur le campus de l'Université Pierre et Marie Curie, cette conférence a réunie des personnalités proches du défunt: Annie Mécili, veuve d'Ali André Mécili, José Garçon, journaliste, spécialiste de l'Algérie et du Maghreb et amie de longue date d'Aït Ahmed, François Gèze, ex-directeur des éditions La Découverte, Ghazi Hidouci, ancien ministre de l'Économie et des Finances durant le gouvernement d'ouverture et de réforme sous Mouloud Hamrouche (1989-1991), Boualem Hamadache, Secrétaire général du syndicat SUD CD93, et enfin Fatiha Benabdelouhab, militante associative.
C'est cette dernière qui "ouvrira" la conférence par un bref texte dans lequel elle cite notamment des extraits d'hommages rendus par certains journaux et personnalités algériennes dans les jours qui ont suivi la mort d'Aït Ahmed. Avant de terminer par cette superbe phrase prononcée par un jeune du village du défunt lors de l'enterrement : "Nous n'avons pas enterré Si Lhocine, nous l'avons semé !".
Obsèques d'Ait Ahmed : Une leçon incroyable d'humilité
La diffusion de vidéos reprenant des extraits d'interventions d'Aït Ahmed à des moments clés de l'histoire algérienne récente lui succèdera avant que José Garçon ne prenne la parole. Elle cite d'emblée le grand historien français Marc Ferro qui, lors de l'émission Histoire Parallèle diffusée par Arte le 4 avril 1998, a - à ses yeux - parfaitement résumé la personnalité de Ait Ahmed.
"Vous êtes, lui dira-t-il alors, l'un des pères de l'Indépendance de l'Algérie. Son premier théoricien. Vous avez été successivement un révolutionnaire, un patriote, et vous êtes toujours restés un vrai démocrate. Or, trouver un démocrate sur cinquante années, c'est très rare. Mais avoir été trente-cinq ans dans l'opposition, témoigne d'un désintéressement plus rare encore dans l'histoire de l'humanité".
José Garçon revient par la suite sur l'ampleur et la ferveur des obsèques qui se sont déroulées au village natal d'Ait Ahmed le 1er janvier. Des obsèques qui, estime-t-elle, nous ont "beaucoup appris sur le lien indestructible fait de popularité, d'affection et d'immense respect qui l'unissait aux Algériens et sur l'enracinement de son action dans la société".
La marée humaine qui a accompagné la dépouille mortelle aura été "l'occasion pour les Algériens de dire au pouvoir et à tous ceux qui ont versé des larmes de crocodiles lors de sa mort : cet homme que vous n'avez jamais cessé d'insulter, dont vous n'avez cessé de dire qu'il ne représentait rien, il nous représente, nous Algériens, et on se reconnaît en lui et en son combat", a-t-elle poursuivi la gorge nouée par une profonde émotion.
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Elle ajoutera, concernant le choix du défunt d'être enterré dans son village et son refus de funérailles officielles, qu'il fallait y voir, non seulement un ultime acte de défiance à l'égard du régime, mais surtout une "incroyable leçon d'humilité, Ait Ahmed étant l'un des hommes les plus modestes et les plus humbles qui soit... Un contraste sidérant avec l'arrogance du pouvoir qui, lui, méprise le peuple tout en ayant peur », conclura-t-elle.
Le combat d'Ait Ahmed contre le régime algérien a aussi butté, en France, sur la raison d'Etat
François Gèze a choisi, lui, de revenir sur les multiples combats d'un homme dont il dit avoir rapidement compris qu'il était un immense leader politique dans l'histoire de l'Algérie contemporaine. L'éditeur insiste sur le fait que si Ait Ahmed a lutté depuis l'été 1962 contre le régime algérien, il a dû aussi affronter la raison d'Etat de la France qui a toujours soutenu le pouvoir d'Alger.
Juste après l'Indépendance, rappelle-t-il, la France officielle a choisi de "soutenir le régime issu du coup de force de l'armée des frontières, tournant ainsi le dos aux forces démocratiques et à la dissidence immédiate de toute une partie du mouvement nationaliste, dont Ait Ahmed était le plus éminent représentant".
Ce qui, selon lui, va contribuer à rendre un peu plus difficile le combat d'Ait Ahmed pour la démocratie en Algérie. Et de rappeler à juste titre combien la parole d'Ait Ahmed a été sciemment isolée durant toute la " sale guerre", période qu'il connaît parfaitement pour avoir été l'un de ceux qui ont vigoureusement lutté contre la campagne de désinformation menée par le régime algérien avec la complicité et la compromission de certains médias français.
Il expliquera à ce sujet comment ces médias ont tout fait pour promouvoir le discours de l'aile éradicatrice des généraux et d'une certaine classe politique algérienne (promotion outrancière, entre autre, du livre de Khalida Messaoudi "Une Algérienne debout"), en ignorant le discours de paix prôné par Hocine Ait Ahmed qui, lui, renvoyait dos à dos l'armée et les intégristes.
Il citera à titre d'exemple la marche de l'espoir du 2 janvier 1990 à laquelle avait appelé Aït-Ahmed et que les médias français, reprenant la thèse qui prévalait dans les franges proches du pouvoir algérien, avaient présenté comme un appel du pied à l'armée pour interrompre le processus électoral.
Ignorée aussi la proposition de sortie de crise signée à Saint Egidio et dans laquelle Ait Ahmed a joué un rôle majeur, comme a été ignoré son témoignage lors du procès en diffamation intenté par le général Nezzar contre Habib Souaadia, auteur de « La sale guerre ».
"La fameuse réplique d'Aït-Ahmed lançant à Nezzar lors de ce procès "un fleuve de sang nous sépare" est malheureusement passée presque inaperçue dans les médias français", regrette l'orateur.
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Ce soutien de la France à Alger, " tout comme le déni permanent du rôle d'Aït Ahmed, a été d'autant plus grave que, concernant l'Algérie, la France a toujours donné le "la" à toute l'Europe", a estimé José Garçon. Cette problématique de la raison d'Etat et de la complicité qu'a toujours entretenu la France officielle avec le régime algérien ont été au cœur de l'intervention de Annie Mecili qui est longuement revenue sur l'assassinat de son mari, Ali André, le 7 avril 1987 à Paris sur ordre des services secrets algériens.
"Les autorités françaises, dira-t-elle, ont toujours fait prévaloir la raison d'Etat pour empêcher l'enquête d'aller jusqu'au bout. Le dernier juge ayant repris le dossier a d'ailleurs prononcé un non-lieu "sous prétexte que les autorités algériennes refusent de collaborer". Ce qui est évidemment inadmissible pour Annie Mécili qui rappelle, à l'occasion, le rôle et l'importance de la mobilisation de tout un chacun depuis bientôt trente ans pour que cette affaire ne tombe pas dans l'oubli.
Une vieille idée d'Ait Ahmed : Aux gens eux-mêmes de prendre l'initiative politique
Lancement d'une nouvelle vidéo. Le journaliste français Paul Amar s'y entretient avec Ait Ahmed au lendemain de l'interruption du processus électoral par les généraux qu'on surnommera plus tard, les "Janviéristes". On y entend les paroles pleines d'espoir d'Ait Ahmed qui propose sa "solution médiane" pour éviter le bain de sang.
C'est Ghazi Hidouci qui prendra la parole après cette projection pour relever la vision binaire que la France nourrissait de la crise algérienne : "choisir uniquement entre l'armée et les intégristes du FIS".
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Pour Hidouci, le Contrat de Rome était pourtant l'exemple parfait qu'il existait bien la possibilité d'une solution algérienne au conflit. Évoquant le blocage actuel du pays, il pose ensuite la fameuse question du "que faire". Il raconte avoir relu les deux documents écrits par Ait Ahmed dans sa jeunesse : son rapport remis au parti en 1948 et celui qui lui a servi pour la création de l'OS.
De ces documents, l'orateur relève ce qu'Ait Ahmed appelait « la fin de l'Etat dégradé », la fin du système hiérarchique colonial, et évoque la nécessité de la « fin du système hiérarchique post-indépendance basé sur la primauté du militaire sur le civil ».
Pour l'ancien ministre, la fin de cette hiérarchie est un préalable à toute avancée démocratique dans le pays. Car de ce système découle l'oppression, insiste-t-il, mais aussi la corruption qui a atteint des sommets inquiétants. « Nous sommes partis des années où les gens volaient un appartement pour terminer avec les scandales du chef du pétrole qui se promène dans les zaouïas ».
Revenant sur les documents d'Ait Ahmed cités plus haut, il relève que beaucoup de problématiques auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui, y étaient déjà abordées. Et de citer à titre d'exemple le problème du désintéressement de la population de la chose politique , la question identitaire et enfin le problème de l'organisation de la population, contenue dans le document sur l'OS.
"L'idée principale d'Ait Ahmed concernant l'organisation de l'OS, rappelle-t-il, était déjà qu'il revenait aux gens de prendre eux mêmes l'initiative, de débattre des réalités politiques plutôt que de l'organisation des partis et des parlements".
Répondant un peu plus tard à une question de la salle sur le régime actuel, Ghazi Hidouci dira qu'une "sorte de société anonyme de crapules tient le régime". Selon lui, ce ne sont plus les militaires, réduits au rôle "d'actionnaires d'une société anonyme", qui tiennent désormais le pays. "Ce sont les affairistes".
L'importance du rôle des syndicats autonomes
Le syndicaliste Boualem Hamadache a tenu, lui, à rappeler l'intérêt porté par Ait Ahmed à l'action syndicale en rapportant une discussion avec ce dernier à propos de l'initiative de Ghazi Hidouci de créer un comité de soutien au syndicat autonome naissant en Algérie, le SNAPAP.
C'était en marge de la cérémonie d'hommage à Ali Mécili organisée en 2007 dans les salons de l'Hôtel de Ville de Paris. « Le soutien d'Ait Ahmed était total », se souvient Hamadache en précisant que les rencontres organisées par ce syndicat se déroulaient au siège du FFS au moment où le pouvoir lui fermait toutes les portes.
Les cinq constantes de l'action politique d'Ait Ahmed
Interrogée par François Gèze sur cette question, José Garçon estime que cinq « constantes » ont guidé l'action d'Aït Ahmed :
- Sa conviction, dès l'indépendance et durant toute sa vie, que la police politique ne doit ni se substituer à l'Etat ni exercer une tutelle sur la société.
- Sa capacité de mener de pair, ce qui est rarissime, la réflexion, l'action et la pédagogie politique, notamment à l'égard des militants et des jeunes générations en lesquels il avait une foi inébranlable. "Il était à la fois un théoricien qui réfléchissait au sens du politique, un agitateur hors pair et un homme qui a gardé toute sa vie l'âme et la pratique d'un militant" rappellera la journaliste en expliquant qu'Aït Ahmed n'aimait rien tant que "d'aller à la rencontre des Algériens et des jeunes. Les dîners en ville l'ennuyaient prodigieusement... ".
- Sa capacité d'être à la fois l'homme de l'opposition et l'homme de l'ouverture. Car Ait Ahmed était "obsédé par la nécessité qu'il fallait éviter le pire à l'Algérie et que pour éviter le pire, il fallait toujours garder les portes ouvertes au dialogue". L'idée majeure de l'offre de paix de Rome et qui fut l'obsession de ses deux grands artisans Hocine Ait Ahmed et Abdelhamid Mehri était, insiste-t-elle, d'éviter à l'Algérie de basculer définitivement dans la violence.
- Son souci permanent de la préservation de l'unité nationale, "ce qui n'a jamais signifié pour lui le refus de la pluralité politique et culturelle"..
- Cinquième constante enfin : Aït-Ahmed, affirme José Garçon, était un Maghrébin convaincu." Il était persuadé, et ce depuis la guerre de libération, que l'avenir des trois pays du Maghreb, l'Algérie, la Tunisie et le Maroc, ne pouvait être que dans l'unité et ce, quelle que soit la forme que prendrait cette unité"..
La mort d'Ali Mécili : une véritable amputation pour Ait Ahmed
Annie Mécili évoquera ensuite la relation très forte qui liait son défunt mari et Ait Ahmed. Elle relatera avec beaucoup de nostalgie la première visite à leur domicile et l'effervescence qui y régnait à l'arrivée de Si Lhocine. Décrivant deux hommes « très complices et très complémentaires », elle conclura que la mort d'Ali fut une " véritable amputation pour Ait Ahmed".
Reste le mot de la fin de cet hommage qui aura duré plus de trois heures et qui aurait pu se poursuivre plus longtemps encore tant il y avait de questions dans la salle. Ce sera celui d'un jeune étudiant, Koceila, pour qui la reprise du flambeau est assurée. "La présence de nombreux camarades étudiants dans la salle, lancera-t-il, est le signe qu'il y a toujours de l'espoir pour l'Algérie".
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