En mars 2010, en plein "ZABAisme", j'avais écrit un article sur la mort de Bourguiba. Cinq ans et une Révolution après, cet article est plus que jamais d'actualité et le peu de compréhension de ce que Bourguiba représente en tant que fondateur est sidérant. Il est dans l'Histoire et il n'existera plus que comme symbole d'une idée que l'on se fait de l'exceptionnalisme de la Tunisie moderne. Tout le reste n'est que détails passionnels aussi bien pour ceux qui s'accrochent à la queue de sa comète pour se refaire une santé, que pour ceux qui, éternels perdants à cause de leurs propres limites, rêvent d'une revanche qu'ils n'auront jamais. Bourguiba est à la Tunisie ce que George Washington est aux USA, Mustapha Kemal Attaturk est à la Turquie et Napoléon 1er est à La France; des icônes de l'Histoire de leur pays dont le legs a surpassé leurs faiblesse de simples mortels.
Le 6 Avril 2000, Habib Bourguiba, leader nationaliste, fondateur de la Tunisie moderne et son premier président mourrait. Pour commémorer sa mémoire, une initiative spontanée, citoyenne et plutôt sympathique a été lancée sur Facebook. Il s'agit d'afficher pendant 24 heures sa photo comme photo de profil pour toute personne prête à s'associer à cet évènement. J'ai moi-même relayé l'information autour de moi et je dois avouer que les réponses étaient en majorité favorables.
Dieu merci, quelques uns de mes amis ont refusé et certains ont même expliqués pourquoi. Les raisons d'un tel refus n'étaient ni nombreuses ni particulièrement variées. Il y avait ceux qui visiblement avaient personnellement souffert de l'autoritarisme de Bourguiba, ceux-là ont des cicatrices pas encore refermées.
Deux "refus" m'ont particulièrement interpellé. Le premier venait d'une amie, grande femme de culture, farouchement indépendante, totalement féministe, moderniste et laïque jusqu'au bout des ongles. Sa réponse cinglante était admirable de concision : "PAS D'ACCORD!" en majuscule dans le texte et avec un point d'exclamation. Face à une telle certitude, il n'était pas question d'argumenter et je me console en me disant qu'il existe encore en Tunisie des gens de convictions "radicales de gauche" au sens le plus noble du terme.
Le deuxième "refus" marquant, venait d'une amie très chère, avocate de profession qui dans un style plus nuancé mais tout aussi ferme m'a dit: "pas trop d'accord.....le culte de la personnalité pendant 30 ans, amplement suffisant, débattre sur ses idées, les bonnes et les moins bonnes me semble plus utile".
À ma réponse, que le but d'une telle initiative était de combattre l'amnésie collective et rappeler les bonnes choses, elle m'a donné raison tout en notant que "l'amnésie collective, il l'a institué... (et que) pour être plus juste, c'était culturel, (à l'image de) la Jahilia (obscurantisme préislamique): Avant moi, le néant, les Arabes font table rase et recommencent à zéro".
Que de tels arguments aussi nets et aussi forts viennent de deux femmes m'a enchanté et m'a réconforté dans mon idée qu'il fallait se souvenir de Bourguiba. Ce n'est pas dans un autre pays Arabe que l'on trouvera des femmes de culture et des avocates aux opinions si marqués, et ça c'est un peu grâce à Bourguiba.
Je ne pense pas que commémorer la mort de Bourguiba pendant une journée, c'est perpétuer son culte de la personnalité qui a quand même cessé, il y a 22 ans. Quand il a perdu le pouvoir, j'avais 27 ans et j'ai donc souvenir d'au moins la dernière décennie de sa présidence. Avec du recul, il y avait une certaine bonhomie dans des pratiques négatives. Mais, la politique était cantonnée aux milieux politiques et des pans entiers de la société étaient dans une indépendance totale.
Mon amie femme de culture a été de tous les combats des années 70 et 80. Elle s'est battue pour la liberté de création et d'expression avec un groupe d'artistes soixante-huitards intellectuels et iconoclastes et dont la voix entendue aux quatre coins de la république, n'avait jamais été confinés à un théâtre de 220 places. Je suis persuadé que mon amie avocate doit certainement se souvenir de juges totalement indépendants et de grands ténors du barreau qui imposaient le respect et pas qu'au petit policier de base.
Pour ce qui est de l'amnésie que Bourguiba a institué, il faut peut être comprendre (sans excuser pour autant) le contexte historique dans lequel il opérait (fin du colonialisme, désir politique de faire disparaître définitivement le Beylicat). Malgré son égo surdimensionné, j'aimerais penser qu'il avait une logique intellectuelle dans sa démarche, au moins jusqu'à un certain âge. La question de sa sénilité a malheureusement été une catastrophe nationale dont nous faisons tous les frais en 2010. J'aime aussi à penser et je crois que beaucoup de gens partage mon opinion que la nostalgie de Bourguiba aujourd'hui existe par opposition à un constat que la situation que nous vivons aujourd'hui est un pâle ersatz d'une période qui avait instauré la méritocratie comme pilier du développement de ce pays.
Si je vais mettre sa photo dans mon profil, le 6 Avril, c'est parce que justement je veux briser ce cercle des Arabes qui nous vient de la Jahilia, comme le dit si bien mon amie avocate et rendre à Bourguiba, ce qui revient à Bourguiba, c'est à dire un pan essentiel de notre histoire: La construction d'un Homo-Tunisianus moderne, une indépendance jalouse des influences extérieures fussent elle française, libyenne ou Saoudienne, une éducation de qualité pour tous, une véritable et révolutionnaire libération de la femme. C'est tout simplement un devoir de mémoire obligatoire.
Dans le fond, ce n'est pas tant Bourguiba qui est important que ce qu'il représente pour nous tous. Une idée claire de ce que doit être la Tunisie: une nation moderne construite sur le principe de l'égalité et de la citoyenneté. Un peuple spécifique qui a ses propres références, qui ne dénigre pas son passé et qui a assez d'intelligence pour différencier un projet de société d'un slogan creux.
J'ai entendu une fois, notre grand cinéaste Nouri Bouzid, dire lors d'un hommage posthume au grand producteur Ahmed Baha Eddine Attia (avec qui il avait eu une relation plus que tumultueuse, laquelle relation nous a donné quelques chefs d'œuvres du cinéma tunisien) : "Ce que j'ai ressenti à la mort de Hmaïed, c'est ce que j'ai ressenti à la mort de Bourguiba, c'était un homme qui m'oppressait mais qui a tiré le meilleur de moi-même".
Nouri Bouzid avait fait de la prison et avait été torturé du temps de Bourguiba
Ce que je trouve le plus intéressant dans notre rapport avec Bourguiba aujourd'hui, c'est la façon presque gênée dont certaines personnes le citeront du bout des lèvres en disant de lui "Ezzaïm", le leader. On sent bien qu'ils ont envie de dire le Président Bourguiba mais qu'ils n'osent pas. Ma foi, Il faut être bien fluet pour avoir peur d'un fantôme.
Je vais aussi mettre sa photo, parce que personne ne peut mettre en doute sa probité et c'est quelque chose qui force mon admiration et qui ne fait absolument pas vaciller mon respect. Et j'aime à penser que je suis moi-même un homme de convictions. En tout cas, c'est ce que j'essaye de faire croire à mes enfants.
Le 6 Avril 2000, Habib Bourguiba, leader nationaliste, fondateur de la Tunisie moderne et son premier président mourrait. Pour commémorer sa mémoire, une initiative spontanée, citoyenne et plutôt sympathique a été lancée sur Facebook. Il s'agit d'afficher pendant 24 heures sa photo comme photo de profil pour toute personne prête à s'associer à cet évènement. J'ai moi-même relayé l'information autour de moi et je dois avouer que les réponses étaient en majorité favorables.
Dieu merci, quelques uns de mes amis ont refusé et certains ont même expliqués pourquoi. Les raisons d'un tel refus n'étaient ni nombreuses ni particulièrement variées. Il y avait ceux qui visiblement avaient personnellement souffert de l'autoritarisme de Bourguiba, ceux-là ont des cicatrices pas encore refermées.
Même si l'on est un inconditionnel de Bourguiba, l'honnêteté intellectuel et historique ne peut pas nous faire oublier, ni excuser la chasse aux étudiants gauchistes, ni la torture, ni les dérives de l'état-parti qui pouvait se permettre ce qu'il voulait au nom d'une légitimité qu'il refusait aux autres.
Deux "refus" m'ont particulièrement interpellé. Le premier venait d'une amie, grande femme de culture, farouchement indépendante, totalement féministe, moderniste et laïque jusqu'au bout des ongles. Sa réponse cinglante était admirable de concision : "PAS D'ACCORD!" en majuscule dans le texte et avec un point d'exclamation. Face à une telle certitude, il n'était pas question d'argumenter et je me console en me disant qu'il existe encore en Tunisie des gens de convictions "radicales de gauche" au sens le plus noble du terme.
Le deuxième "refus" marquant, venait d'une amie très chère, avocate de profession qui dans un style plus nuancé mais tout aussi ferme m'a dit: "pas trop d'accord.....le culte de la personnalité pendant 30 ans, amplement suffisant, débattre sur ses idées, les bonnes et les moins bonnes me semble plus utile".
À ma réponse, que le but d'une telle initiative était de combattre l'amnésie collective et rappeler les bonnes choses, elle m'a donné raison tout en notant que "l'amnésie collective, il l'a institué... (et que) pour être plus juste, c'était culturel, (à l'image de) la Jahilia (obscurantisme préislamique): Avant moi, le néant, les Arabes font table rase et recommencent à zéro".
Que de tels arguments aussi nets et aussi forts viennent de deux femmes m'a enchanté et m'a réconforté dans mon idée qu'il fallait se souvenir de Bourguiba. Ce n'est pas dans un autre pays Arabe que l'on trouvera des femmes de culture et des avocates aux opinions si marqués, et ça c'est un peu grâce à Bourguiba.
Je ne pense pas que commémorer la mort de Bourguiba pendant une journée, c'est perpétuer son culte de la personnalité qui a quand même cessé, il y a 22 ans. Quand il a perdu le pouvoir, j'avais 27 ans et j'ai donc souvenir d'au moins la dernière décennie de sa présidence. Avec du recul, il y avait une certaine bonhomie dans des pratiques négatives. Mais, la politique était cantonnée aux milieux politiques et des pans entiers de la société étaient dans une indépendance totale.
Mon amie femme de culture a été de tous les combats des années 70 et 80. Elle s'est battue pour la liberté de création et d'expression avec un groupe d'artistes soixante-huitards intellectuels et iconoclastes et dont la voix entendue aux quatre coins de la république, n'avait jamais été confinés à un théâtre de 220 places. Je suis persuadé que mon amie avocate doit certainement se souvenir de juges totalement indépendants et de grands ténors du barreau qui imposaient le respect et pas qu'au petit policier de base.
Pour ce qui est de l'amnésie que Bourguiba a institué, il faut peut être comprendre (sans excuser pour autant) le contexte historique dans lequel il opérait (fin du colonialisme, désir politique de faire disparaître définitivement le Beylicat). Malgré son égo surdimensionné, j'aimerais penser qu'il avait une logique intellectuelle dans sa démarche, au moins jusqu'à un certain âge. La question de sa sénilité a malheureusement été une catastrophe nationale dont nous faisons tous les frais en 2010. J'aime aussi à penser et je crois que beaucoup de gens partage mon opinion que la nostalgie de Bourguiba aujourd'hui existe par opposition à un constat que la situation que nous vivons aujourd'hui est un pâle ersatz d'une période qui avait instauré la méritocratie comme pilier du développement de ce pays.
Si je vais mettre sa photo dans mon profil, le 6 Avril, c'est parce que justement je veux briser ce cercle des Arabes qui nous vient de la Jahilia, comme le dit si bien mon amie avocate et rendre à Bourguiba, ce qui revient à Bourguiba, c'est à dire un pan essentiel de notre histoire: La construction d'un Homo-Tunisianus moderne, une indépendance jalouse des influences extérieures fussent elle française, libyenne ou Saoudienne, une éducation de qualité pour tous, une véritable et révolutionnaire libération de la femme. C'est tout simplement un devoir de mémoire obligatoire.
Dans le fond, ce n'est pas tant Bourguiba qui est important que ce qu'il représente pour nous tous. Une idée claire de ce que doit être la Tunisie: une nation moderne construite sur le principe de l'égalité et de la citoyenneté. Un peuple spécifique qui a ses propres références, qui ne dénigre pas son passé et qui a assez d'intelligence pour différencier un projet de société d'un slogan creux.
J'ai entendu une fois, notre grand cinéaste Nouri Bouzid, dire lors d'un hommage posthume au grand producteur Ahmed Baha Eddine Attia (avec qui il avait eu une relation plus que tumultueuse, laquelle relation nous a donné quelques chefs d'œuvres du cinéma tunisien) : "Ce que j'ai ressenti à la mort de Hmaïed, c'est ce que j'ai ressenti à la mort de Bourguiba, c'était un homme qui m'oppressait mais qui a tiré le meilleur de moi-même".
Nouri Bouzid avait fait de la prison et avait été torturé du temps de Bourguiba
Ce que je trouve le plus intéressant dans notre rapport avec Bourguiba aujourd'hui, c'est la façon presque gênée dont certaines personnes le citeront du bout des lèvres en disant de lui "Ezzaïm", le leader. On sent bien qu'ils ont envie de dire le Président Bourguiba mais qu'ils n'osent pas. Ma foi, Il faut être bien fluet pour avoir peur d'un fantôme.
Je vais aussi mettre sa photo, parce que personne ne peut mettre en doute sa probité et c'est quelque chose qui force mon admiration et qui ne fait absolument pas vaciller mon respect. Et j'aime à penser que je suis moi-même un homme de convictions. En tout cas, c'est ce que j'essaye de faire croire à mes enfants.
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