LIVRE- Vient de paraître en juin dernier, à l'occasion de la Journée Mondiale des Réfugiés, une version expurgée, et en arabe, de l'ouvrage "Un si long chemin" (La Croisée des Chemins), traduit par Kaoutar Hmimou. Un projet né à la suite de la proposition faite au psychanalyste Jalil Bennani par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés au Maroc pour entreprendre de recueillir les témoignages à vif du douloureux chemin d'intégration effectué par plusieurs réfugiés de tous horizons. Des trente portraits de la version française parue initialement en 2016, dix figurent dans la version arabe de l'ouvrage. Une radiographie humaniste des drames de l'exil et de la migration par un homme impliqué de longue date dans des questions qui font tragiquement écho à l'actualité du monde contemporain.
Ce sont en effet pas moins de 20 hommes et 10 femmes originaires de 16 pays et régions (Afghanistan, Burundi, Cameroun, Centrafrique, Chine (Turkestan Oriental), Congo, Côte d'Ivoire, Erithrée, Irak, Guinée-Conakry, Mali, Palestine, Soudan, Syrie, Tchad, Yémen) que le psychanalyste Jalil Bennani a rencontrés et interrogés individuellement, entre septembre 2015 et mars 2016, pour retracer la singularité propre à chaque histoire personnelle, tout en inscrivant cette problématique si cruciale dans une réflexion plus large. Il en résulte un ouvrage bouleversant de justesse sur les conséquences, le vécu, les réalités que posent la question de l'exil et de la migration, dans un monde qui souffre de carences aiguës dans sa capacité à défendre la nécessité de l'accueil et du vivre-ensemble.
Comme il existe un enfant symbolique, imaginaire et réel, dans la relation à la mère, il existe certainement un pays symbolique, imaginaire, et réel, pour tout migrant. Il existe en tout cas celui que la réalité oblige cruellement à devoir quitter, et celui que le présent oblige à devoir désormais habiter. Et cependant, Dieu l'a dit: "la terre est grande... vous êtes de passage sur terre et vous n'avez pas à rester au même endroit si vous vous trouvez mal." C'est Jamil, le yéménite de confession sunnite qui, interrogé par Jalil Bennani, rappelle l'importance donnée dans le Coran aux réfugiés. Et comment, en effet, ne serait-il pas question dans le Livre d'hospitalité, de miséricorde et d'ouverture à l'autre? Mais en égrenant la succession de ces 30 témoignages-portraits recueillis et rédigés avec la distance et la lucidité propres au psychanalyste, mais enveloppés de tendre bienveillance et d'empathie naturelle, un autre territoire de parole se dessine, celui d'une humanité bruissante d'images, de voix, et de visages, reconstitué bribes par bribes au fil des pages.
En relief surgissent alors les blessures de l'exil, les humiliations de l'étranger, les souffrances de l'exclu, gravés à même la chair de ces mémoires malmenées par le poids banalement tragique de leur histoire. Certains disant être partis parce qu'ils ne pouvaient à l'époque tout simplement pas faire autrement, les guerres ne sont-elles pas une raison suffisante? D'autres ne sachant plus vraiment pourquoi ni comment cela s'est décidé. Il a parfois suffi d'un oncle installé à Beni Mellal, d'amis habitant au Maroc qui vous poussent à les rejoindre, quand pour d'autres cela s'imposait comme une étape incontournable sur le chemin de l'Europe ou de l'Amérique... Mais ceux-là savent qu'aujourd'hui ils ne peuvent plus faire autrement que de rester.
L'urgence de se réinventer ailleurs...
Les récits rapportés par Jalil Bennani font entendre, au-delà des voix, l'émotion d'hommes et de femmes contraints à s'arracher de leur terre et de leur ancienne vie pour se réinventer à partir de la matière brute de l'inconnu. Chaque histoire questionne la suivante; chacune semble répondre à la précédente. Sarah, la jeune congolaise sauvée de la prostitution, lance ce cri, "la guerre, ça détruit la vie des gens", avant d'avouer n'avoir qu'un seul désir en tête: "je veux étudier, je veux l'éducation, je veux mon avenir..." Soulayman, né au Soudan, se demande, lui, avec qui pouvoir refaire sa vie: "avec une Soudanaise, je pourrais avoir plus de communication" mais "avec une Marocaine, j'ai plus de compréhension." Ibrahim originaire de Côte d'Ivoire et souffrant depuis plusieurs années, se demande, quant à lui, s'il guérira un jour. Azzohour la Yéménite, titulaire d'un doctorat en littérature arabe espère seulement pouvoir enseigner... Tous clament l'urgence de pouvoir se réinventer ailleurs. C'est-à-dire, désormais, ici.
À l'instar des trois actes d'une pièce de théâtre antique, chaque récit expose en trois temps les éléments de ce qui renvoie à une sorte de tragédie personnelle. En préambule est retracé le chemin vers le pays d'accueil, si différent d'un migrant à l'autre, et cependant si semblable dans les obstacles rencontrés et les drames intimes vécus. Au réalisme parlant des dates et des lieux répond la sobriété éloquente des faits. Point de pathos déplacé, juste le souci du détail vrai. La justesse de ces témoignages tient à ce qu'à aucun moment Jalil Bennani ne transforme les migrants en victimes. Ils demeurent de bout en bout sujets. Et c'est tout naturellement qu'il les réinscrit comme des héros anonymes maîtres de leur destin, quand bien même celui-ci se serait montré inconstant, voire cruel.
Après avoir rapidement évoqué l'ancrage d'origine et les aléas du départ, la raison du choix du pays d'accueil est évoquée, puis le regard posé sur l'intégration, sur la façon dont se vivent les rapports inter-communautaires, sur la question de l'interculturalité. Sujets nourris de questionnements, de remises en cause, de souhaits librement évoqués ou de constats pudiques saisis furtivement au vol, mais toujours empreints d'une grande profondeur. C'est l'occasion de saisir notamment la force des comparaisons faites entre deux pays à travers la compréhension intime des expériences du migrant. Ainsi Azzohour, docteur en littérature arabe, s'étonne que l'on refuse de l'embaucher dans les établissements scolaires, assurant "qu'au Yémen, on prend beaucoup en considération les études primaires pour bien assurer la formation qui suivra, c'est la base et le socle sur lequel repose tout le futur."
Construit comme un archipel de solitudes liées l'une à l'autre par la seule force de l'expérience du vécu, cet ouvrage déroule un chemin de réflexion qui suit le chemin mené justement par ces hommes et ces femmes: de l'ailleurs vers ici. "Vers un chemin d'humanité", résume sobrement l'auteur en conclusion de son préambule. En quatre chapitres, chaque portrait illustre de manière singulière la phase initiatique d'un voyage qui les aura arraché aux leurs pour les conduire hasardeusement dans un pays autre. Hôte. Quatre chapitres qui entrecroisent en réalité savamment leurs fils, tant celui de la parole dialogue implicitement, ici ou là, en nouant les expériences de chacun, avec d'autres fragments inscrits dans le corps du texte: Partir vers un autre chez-soi; Souffrances et nostalgie; Croître et inventer l'avenir; Créer et réussir en exil.
L'intérêt de cet ouvrage réside dans sa force documentaire et dans la justesse de la distance adoptée pour rapporter avec un savant dosage de subjectivité et de réalisme des vécus d'une grande charge émotionnelle. Car il s'agit de Penser l'exil, titre donné par le psychanalyse en prologue de l'ouvrage. Le penser, car lorsqu'on ne peut le panser, on peut du moins tenter d'en explorer les abysses qui renvoient ontologiquement à notre condition d'homme. Questionner la résilience face aux nombreux traumatismes physiques et psychiques, mais également la flexibilité des identités que le creuset multiculturel marocain favorise, le sentiment d'appartenance communautaire à travers le religieux pour les migrants de confession musulmane, la rupture consommée avec le passé comme postulat de renouveau. Cinq points essentiel soulignés dans la réflexion du psychanalyste.
L'interculturalité : une problématique au coeur du schéma d'intégration
Il n'est pas de témoignage, dans l'ouvrage, qui n'omette d'évoquer, en tout cas, la dimension complexe de l'interculturalité, qui place la société marocaine face à l'épreuve du miroir. Chaque récit individuel retrace, en les dévoilant par éclats, murmures ou affirmations, des zones contrastées d'ombre et de lumière. La question de la différence, de l'indifférence, sont maintes et maintes fois pointées du doigt avec la pudeur de ceux qui vivent leur vie comme un combat de tous les jours vécu contre la discrimination. Là-bas, tous avaient un métier, une famille, une langue, mais apparemment pas d'avenir. À défaut de vivre pour le moment concrètement le leur au Maroc, ils racontent néanmoins l'évolution qui s'est faite depuis la régularisation de leur statut aux regards des Marocains.
"Avant, les agressions, c'était tous les jours!", clame Stéphane, qui raconte sur le ton de l'anecdote cette vérité qui n'a rien d'anecdotique: celle des clandestins qui "se faisaient passer pour des étudiants, allaient à la faculté, se levaient tôt le matin, partaient un cartable sous le bras et rentraient le soir pour qu'on ne les arrête pas." Cela n'efface pas les brimades racistes qui ont cours chaque jour, cela n'excuse pas les maltraitances de propriétaires qui ne se sont pas embarrassés d'expulser des locataires sans leur laisser de délai pour trouver un autre logement, ni les rafles orchestrées même lorsque les migrants emmenés au commissariat disposaient de leur carte du HCR. "Depuis deux ans, les choses ont changé, tout est calme. Avant, on avait toujours peur... La police, les agressions... Même avec la carte du HCR, on nous faisait entrer dans une fourgonnette, nous étions contrôlés, et nous pouvions y rester du matin au soir avant d'être libérés", raconte à ce sujet Ibrahim. Soulayman le Soudanais a son opinion, là-dessus: "le racisme est toujours une affaire individuelle, il ne faut pas le généraliser", mais Abakar le Tchadien, résume doctement les choses ainsi: "il y a un minimum de racisme dans chaque pays."
Un peu de lumière vient éclairer les contours de ces vies usées par l'arbitraire que redouble le poids de l'errance. Les petits moments de partage conviviaux vécus ici dans un café, là dans un mariage, ou lors d'une invitation à la fête de l'Aïd, les tentatives d'intégration à échelle individuelle, les liens amicaux noués au petit bonheur la chance... C'est ainsi que se dessine, en creux, le portrait de la population marocaine face aux migrants. Réservée, diront certains. "Les Marocains sont gentils mais le contact est limité... Ils te disent bonjour, mais ça s'arrête là. Avec ceux qui parlent français, le contact est direct. (...) Ceux qui côtoient facilement les Marocains ce sont ceux qui boivent", affirme Stéphane, l'Ivoirien. "Le Maroc figure sur la carte africaine! Mais l'Africanité est d'abord théorique", remarque Gloria, la Congolaise. Dans le même registre, Nadia la Burundaise s'étonne, quant à elle, "que les Marocains désignent les subsahariens par le mot "Africains", alors qu'ils le sont eux-mêmes !"
D'après les témoignages recueillis, il apparaît clairement que la sensibilité des comportements varie d'une communauté à l'autre, entre les subsahariens et les moyen-orientaux. Méfiants avec les premiers, les Marocains se montreraient accueillants et conviviaux avec les seconds. Rien à voir avec les pays du Golfe où les gens sont "hautains, se considèrent supérieurs", estime en effet Mustapha le journaliste irakien reconverti. Et puis, "ici tu trouves qui t'aider, là-bas en Europe, personne ne te regarde!", constate Nizar le Syrien. Et cependant, le pays a lui aussi changé... Agressé au couteau, Abakar le Tchadien se voit, lui, voler son sac contenant ses papiers et l'argent destiné à payer la scolarité de ses enfants à la barbe d'un poubelleur qui assiste à la scène sans moufter. "Maintenant c'est chacun pour soi! Les gens ne sont pas aussi chaleureux qu'avant. Au début, la vie était facile au Maroc, mais à présent, elle est devenue plus chère", souligne quant à elle Syrine, qui ne reconnaît plus aux Marocains"cette générosité d'autrefois."
Mais qu'importe s'il est difficile de travailler, si les loyers sont chers, si la plupart n'ont vécu que des galères depuis qu'ils vivent là, le système D existe en dépit de tout. Et d'aucuns n'ignorent à quel point leur courage est leur seule bouée de survie.
Cette traversée d'existences se révèle par ailleurs une plongée édifiante au coeur de la société marocaine. Elle met en lumière le rôle différent que joue la part du religieux face à des communautés de confession chrétiennes ou musulmanes, mais également les difficultés de la société marocaine à accepter naturellement la diversité, les lacunes de l'éducation, la réalité de l'hypocrisie sociale. Azzohour, comme tant d'autres, pose des constats constructifs qui pourraient créer de nouvelles perspectives d'ouverture pour le pays. Sur la question des langues, notamment, elle estime que "le Maroc doit davantage enseigner les langues pour permettre aux étrangers de s'intégrer et de travailler." Que "les étrangers peuvent apporter beaucoup à ce pays"...
Comme un effet de loupe de la situation complexe que le Maroc vit sur le plan linguistique, l'une des problématiques souvent évoquée par les migrants est d'ailleurs la langue. Outil d'intégration majeur. Outil de communication essentiel, et voie d'accès indispensable pour l'embauche. Et qui joue un rôle clivant parmi les migrants eux-mêmes. D'un côté, les migrants subsahariens qui en général maîtrisent très bien le français en dehors du dialecte de leur ethnie d'origine; de l'autre la communauté du Moyen-Orient qui est donc naturellement intégrée parce qu'arabophone, mais qui se heurte cependant parfois à l'usage de la darija, au même titre que les migrants francophones. Un enjeu de taille car "si tu parles arabe dialectal, tu n'as pas de problème avec les Marocains", souligne Monica, originaire du Centrafrique. Dès lors les passerelles pour les études se compliquent aussi, en fonction de la langue maîtrisée. Monica, en master de Droit, doit se faire traduire ses polycopiés d'arabe. Abdelkader, journaliste érythréen déjà réfugié en Syrie, résume ainsi la situation : "le Maroc peut parler au monde arabe, mais le monde arabe ne peut pas parler la darija." Et le fait que son fils parle en privé la darija représente déjà "un problème" pour lui...
Le témoignage du jeune Boubakar, qui a fui en 2012 la guerre des djihadistes au Mali, témoigne d'une lucidité et d'une sensibilité aiguisées sur la perception de son environnement local. "Nous n'arrivons pas à nous insérer dans la communauté marocaine. Au Mali, il y a 63 ethnies différentes: arabes, touareg, bambara... La diversité apporte beaucoup à une région, au niveau du savoir-faire et du savoir-vivre. Sans cela, la relation est hypocrite. (...) Au Maroc, on fait semblant d'être amis, mais ce n'est pas ça..." Monica la Tchadienne constate, de son côté le fait que "les Marocains ont la mentalité des Tchadiens, il ne leur est pas facile d'accepter les autres, surtout les chrétiens."
Une odyssée individuelle en quête de droits fondamentaux
Néanmoins, le Maroc semble posséder deux atouts: il constitue un pays relativement "ouvert" et politiquement stable. Pour un migrant, ces mots ne sont pas dépourvus de sens. Quant aux orientations politiques prises en haut lieu, elles suscitent une juste reconnaissance. Abdelkader, le journaliste érythréen, rappelle à ce propos le message adressé le 2 juillet 2011 par le roi sur le thème de "l'émigration: entre l'identité nationale et l'identité universelle", où il reconnaissait la richesse apportée par les migrants et invitait au respect de leurs droits et de la diversité culturelle. Il loue également l'opération exceptionnelle de 2014 de régularisation des immigrés en situation irrégulière. L'intégration humaine, après, c'est le boulot de chacun. Un effort à faire aussi pour aller vers l'autre, pour vaincre sa gêne, sa timidité, avouent les uns et les autres. Pour la plupart, l'attachement au pays est réel. Pour les autres, ce sont les enfants -dont certains parlent maintenant la darija- qui les attachent à ce pays dans lequel eux ont grandi, et sont désormais scolarisés.
Il est troublant de voir, au-delà, comment ces destins ballotés tentent de se reconstituer comme ils peuvent une famille de coeur au Maroc. Là-bas vivent des enfants, des femmes, des mères, auxquelles ils sont rattachés par le cordon des réseaux sociaux, d'Internet et du téléphone. Mais Jalil Bennani tisse en parallèle des ponts sensibles entre la nostalgie que suscite l'évocation des liens affectifs avec la famille du pays d'origine et les rencontres improbables que certains font, et qui suffisent à rétablir leur foi dans les valeurs universelles. Anges gardiens de circonstance qui les sauvent du désespoir, de la solitude, ou de l'isolement, c'est selon, en créant avec eux un lien tenu et cependant profond. Exemple, le copain marocain de Stéphane parti en Belgique épouser une belgo-marocaine avec lequel il voyait les matchs de foot au café, et qui l'appelait "cousin". Le vieil RME à la retraite, parti en France à l'âge de 17 ans, et dont Boubakar se souvient avec émotion parce qu'il l'avait pris sous son aile et partageait avec lui la complicité indicible de l'exil. Le médecin-chef des urgences de l'hôpital qui, soucieux de la santé d'Ibrahim l'Ivoirien l'appelait régulièrement, sans même savoir que l'homme ne disposait d'aucun autre contact que lui... Parfois il suffit d'un seul geste pour redonner espoir, comme celui de la dame d'Oujda, celle qu'aujourd'hui la jeune Sarah nomme Maman Malika, qui lui a donné un jour dans la rue "un tricot" pour la protéger du froid...
La précarité morale, affective, physique, matérielle est de loin ce qui menace et use le migrant chaque jour. Car en effet, pour pouvoir envisager concrètement l'avenir, encore faut-il avoir un statut clair et surtout un horizon viable. Or, que leur promet celui du HCR?
Chaque année les migrants résidents vivent l'épreuve du renouvellement de leur carte, alors que la plupart vivent là depuis des années et auraient largement droit à une carte de 5 ans. D'autre part, selon Mustapha l'Irakien, le HCR, dit-il, "n'a rien fait à part lui donner une reconnaissance par le statut de réfugié": "que signifie l'assistance médicale, lorsqu'on est renvoyé des hôpitaux qui font déjà peu pour la population marocaine? L'aide pour acheter des médicaments est quasi-inexistante, les démarches administratives multiples ne sont pas simplifiées..." Ce que chacun d'eux réclame, en réalité, c'est un statut qui ne les maintienne pas artificiellement en suspens dans un territoire dans lequel ils ne peuvent investir, travailler, se réinventer librement. "Je n'ai ni le droit d'asile ni la nationalité marocaine...", déplore Mustapha. "Les Marocains me laissent suspendu, je ne peux pas partir, je ne peux pas travailler où je veux. Je ne demande pas d'argent... Je demande une reconnaissance."
La question des migrants est d'autant plus complexe qu'elle renvoie à la nécessité de devoir juger au cas par cas, tant les situations diffèrent les unes des autres, et s'inscrivent dans la spécificité d'un parcours de vie personnel. Ainsi, dans le cas du Syrien Fathi, le regard s'inverse: "au Maroc, tu as la liberté, tu travailles dans ce que tu veux! "Et le fait de pouvoir mettre le relevé d'eau, d'électricité, la voiture, le compte en banque et le chéquier en son nom est pour lui une fierté. "Ce n'est pas souvent le cas dans d'autres pays arabes, comme l'Algérie et l'Égypte où il est souvent nécessaire d'avoir un prête-nom." "Tu te sens une personne qui a des droits", déclare même de son côté le syrien Tarek, l'un des membres parfaitement intégré de la petite communauté syrienne d'Azrou.
Indubitablement le "si long chemin" parcouru par ces hommes et ces femmes est loin d'être achevé, et c'est en cela que cet ouvrage se révèle essentiel. Il donne la parole à ceux que l'on oublie, que l'on relègue trop souvent dans la marge alors que le statut de migrant et de réfugié, au regard de tous les drames humains dont la télévision et les journaux se font l'écho, en appelle aujourd'hui à la conscience des citoyens du monde.
Si tous ceux qui se sont livrés ici au difficile exercice de l'entretien s'accordent à dire qu'au Maroc les choses ont changé depuis deux ans au niveau du droit, ils s'empressent de rajouter que ce n'est pas encore gagné sur le plan des mentalités. Ni victimes, ni parasites, les migrants interrogés par Jalil Bennani ont dans ce recueil confié avec une grandeur d'âme peu commune ce qu'ils avaient de plus cher: leurs espoirs et leurs rêves, leurs angoisses comme leurs chagrins. Ils invitent à repenser "le conservatisme, les peurs et les projections face à tout ce qui est nouveau et étranger", rappelle à juste titre l'auteur de l'enquête. C'est eux, le véritable baromètre de la tolérance et de l'ouverture d'un pays, pourrait-on ajouter dans le même prolongement. Quoi qu'il en soit, ils ont le mérite de nous interpeller dans leur vécu autant que dans leur rapport au monde, parce qu'ils sont porteurs d'une connaissance intime, qui ne se transmet pas, qui ne peut que se vivre et s'éprouver dans la chair.
L'épreuve de l'exil, du déracinement, est la source d'une connaissance de soi plus profonde qui invite à se repenser nécessairement par rapport à l'autre, comme lorsque Boubakar dit écrire son journal intime, un journal qui lui sert "de repère et d'identité". À l'inverse,"Connaître autrui permet une meilleure connaissance de soi-même. Changer le regard sur l'autre n'est-ce pas se changer soi-même?", interrogeait le psychanalyste en préambule de l'ouvrage. Dans l'odyssée individuelle que représente le changement d'un parcours de vie aussi radical, cette question ne peut que se poser sur le plan collectif, à l'échelle d'une société toute entière.
Dans le tracé tortueux de ces vies que parfois la maladie, la dépression, et le découragement ont douloureusement impactées, il est une forme de dignité, un droit inaliénable que chacun d'eux fait entendre comme un cri d'espoir. Le désir de retrouver le sens profond de leur utilité sociale. "Laisser la possibilité aux réfugiés de travailler, selon le métier qu'ils ont", demande Manuella l'Ivoirienne. Leur laisser la possibilité d'en avoir un à travers un objectif de formation quand ils sont mineurs, peut-on ajouter en repensant au cas tragique de la jeune congolaise Sarah, mineure récemment sortie de la prostitution.
Les chiffres sont édifiants: 15 conflits majeurs ont débuté ou repris ces cinq dernières années, selon le HCR, et sont en grande partie à l'origine de la recrudescence de réfugiés. Pour info, "42.500 personnes deviennent chaque jour réfugiées, demandeuses d'asile ou déplacées internes, soit 4 fois plus qu'en 2010", et mi-2015 on totalisait plus de 60 millions de déplacés dans le monde. Mais il n'y pas que la guerre au sens propre qui détruit la vie des gens, c'est, au quotidien, l'exploitation systématique de ces populations vulnérables et fragiles par les passeurs, -ces "khettafas", comme les nomme Bassel le Syrien ("voleurs")-, par les mères maquerelles rencontrées en chemin, les propriétaires d'habitations ou les policiers qui se livrent à des comportements abusifs...
Il faut un livre comme celui-là pour comprendre à quel point le destin de ces individus demeure éminemment fragile, tant il dépend, à l'inverse, du bon vouloir et de l'orientation prise par des institutions et des organismes gouvernementaux ou non-gouvernementaux, qu'ils soient administratifs, policiers, judiciaires, sociaux...
Initié par le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unies, cet ouvrage rappelle l'importance de l'implication menée sur le plan local par l'activisme humanitaire d'associations émanant de la société civile. Associée au Haut Commissariat pour les Réfugiés et au Programme des Nations-Unies pour le Développement, la Fondation Orient-Occident, créée et dirigée par Yasmina Antonia Filali, oeuvre principalement à Rabat et à Oujda, et mène à ce titre un remarquable travail de terrain depuis plusieurs années à travers notamment la création d'un centre d'accueil pour les réfugiés où est fournie une aide psycho-sociale et un accompagnement à la formation professionnelle et à l'apprentissage. Son atelier de couture initiateur de la marque Migrants du Monde aide ainsi à la réinsertion professionnelle des migrantes dans le cadre d'un programme financé justement par l'UNHCR. On pourrait citer également en exemple Injab, le centre gratuit de soins médicaux pour migrants ouvert par le médecin humanitaire Docteur Zoheir Lahna, qui a obtenu en 2016, après moult péripéties, son autorisation officielle d'exercice. À Tétouan, celle que les migrants ont surnommée affectueusement Mama Hajja, la jeune Docteur Marsou, apporte des soins aux migrants de la région de Tétouan et les accompagne également dans le cadre de l'association Les Mains Solidaires dont elle est la vice-présidente.
Accompagné du regard franc et sensible du photographe M'hammed Kilito qui a associé à chacun de ces noms un visage, une attitude, un regard éloquent, Jalil Bennani aura, quant à lui, permis de restituer avec humanisme la trajectoire de parcours en déroute qui frappent par l'évidence des réflexions que le sentiment de vivre l'urgence engendre.
Anis Birrou, alors ministre chargé des Marocains résidents à l'étranger et des affaires de la migration, Driss El Yazami, président du Conseil National des Droits de l'Homme, Jean-Paul Cavaliéri, représentant de l'UNHCR au Maroc, ont par ailleurs inscrit en préface de l'ouvrage leur regard averti et leurs convictions engagées au service de la cause de l'accueil des migrants.
Mais ce qui demeure, au coeur des différents témoignages de ces hommes et de ces femmes, c'est l'insatiable besoin de fraternité et la conscience aiguë que chacun d'eux nous livre d'être seuls à pouvoir mesurer, à l'aune d'une histoire souvent douloureuse, ce que peuvent réellement représenter les valeurs humaines de sécurité et de liberté auxquelles tout homme devrait avoir droit...
Ce sont en effet pas moins de 20 hommes et 10 femmes originaires de 16 pays et régions (Afghanistan, Burundi, Cameroun, Centrafrique, Chine (Turkestan Oriental), Congo, Côte d'Ivoire, Erithrée, Irak, Guinée-Conakry, Mali, Palestine, Soudan, Syrie, Tchad, Yémen) que le psychanalyste Jalil Bennani a rencontrés et interrogés individuellement, entre septembre 2015 et mars 2016, pour retracer la singularité propre à chaque histoire personnelle, tout en inscrivant cette problématique si cruciale dans une réflexion plus large. Il en résulte un ouvrage bouleversant de justesse sur les conséquences, le vécu, les réalités que posent la question de l'exil et de la migration, dans un monde qui souffre de carences aiguës dans sa capacité à défendre la nécessité de l'accueil et du vivre-ensemble.
Comme il existe un enfant symbolique, imaginaire et réel, dans la relation à la mère, il existe certainement un pays symbolique, imaginaire, et réel, pour tout migrant. Il existe en tout cas celui que la réalité oblige cruellement à devoir quitter, et celui que le présent oblige à devoir désormais habiter. Et cependant, Dieu l'a dit: "la terre est grande... vous êtes de passage sur terre et vous n'avez pas à rester au même endroit si vous vous trouvez mal." C'est Jamil, le yéménite de confession sunnite qui, interrogé par Jalil Bennani, rappelle l'importance donnée dans le Coran aux réfugiés. Et comment, en effet, ne serait-il pas question dans le Livre d'hospitalité, de miséricorde et d'ouverture à l'autre? Mais en égrenant la succession de ces 30 témoignages-portraits recueillis et rédigés avec la distance et la lucidité propres au psychanalyste, mais enveloppés de tendre bienveillance et d'empathie naturelle, un autre territoire de parole se dessine, celui d'une humanité bruissante d'images, de voix, et de visages, reconstitué bribes par bribes au fil des pages.
En relief surgissent alors les blessures de l'exil, les humiliations de l'étranger, les souffrances de l'exclu, gravés à même la chair de ces mémoires malmenées par le poids banalement tragique de leur histoire. Certains disant être partis parce qu'ils ne pouvaient à l'époque tout simplement pas faire autrement, les guerres ne sont-elles pas une raison suffisante? D'autres ne sachant plus vraiment pourquoi ni comment cela s'est décidé. Il a parfois suffi d'un oncle installé à Beni Mellal, d'amis habitant au Maroc qui vous poussent à les rejoindre, quand pour d'autres cela s'imposait comme une étape incontournable sur le chemin de l'Europe ou de l'Amérique... Mais ceux-là savent qu'aujourd'hui ils ne peuvent plus faire autrement que de rester.
L'urgence de se réinventer ailleurs...
Les récits rapportés par Jalil Bennani font entendre, au-delà des voix, l'émotion d'hommes et de femmes contraints à s'arracher de leur terre et de leur ancienne vie pour se réinventer à partir de la matière brute de l'inconnu. Chaque histoire questionne la suivante; chacune semble répondre à la précédente. Sarah, la jeune congolaise sauvée de la prostitution, lance ce cri, "la guerre, ça détruit la vie des gens", avant d'avouer n'avoir qu'un seul désir en tête: "je veux étudier, je veux l'éducation, je veux mon avenir..." Soulayman, né au Soudan, se demande, lui, avec qui pouvoir refaire sa vie: "avec une Soudanaise, je pourrais avoir plus de communication" mais "avec une Marocaine, j'ai plus de compréhension." Ibrahim originaire de Côte d'Ivoire et souffrant depuis plusieurs années, se demande, quant à lui, s'il guérira un jour. Azzohour la Yéménite, titulaire d'un doctorat en littérature arabe espère seulement pouvoir enseigner... Tous clament l'urgence de pouvoir se réinventer ailleurs. C'est-à-dire, désormais, ici.
À l'instar des trois actes d'une pièce de théâtre antique, chaque récit expose en trois temps les éléments de ce qui renvoie à une sorte de tragédie personnelle. En préambule est retracé le chemin vers le pays d'accueil, si différent d'un migrant à l'autre, et cependant si semblable dans les obstacles rencontrés et les drames intimes vécus. Au réalisme parlant des dates et des lieux répond la sobriété éloquente des faits. Point de pathos déplacé, juste le souci du détail vrai. La justesse de ces témoignages tient à ce qu'à aucun moment Jalil Bennani ne transforme les migrants en victimes. Ils demeurent de bout en bout sujets. Et c'est tout naturellement qu'il les réinscrit comme des héros anonymes maîtres de leur destin, quand bien même celui-ci se serait montré inconstant, voire cruel.
Après avoir rapidement évoqué l'ancrage d'origine et les aléas du départ, la raison du choix du pays d'accueil est évoquée, puis le regard posé sur l'intégration, sur la façon dont se vivent les rapports inter-communautaires, sur la question de l'interculturalité. Sujets nourris de questionnements, de remises en cause, de souhaits librement évoqués ou de constats pudiques saisis furtivement au vol, mais toujours empreints d'une grande profondeur. C'est l'occasion de saisir notamment la force des comparaisons faites entre deux pays à travers la compréhension intime des expériences du migrant. Ainsi Azzohour, docteur en littérature arabe, s'étonne que l'on refuse de l'embaucher dans les établissements scolaires, assurant "qu'au Yémen, on prend beaucoup en considération les études primaires pour bien assurer la formation qui suivra, c'est la base et le socle sur lequel repose tout le futur."
Construit comme un archipel de solitudes liées l'une à l'autre par la seule force de l'expérience du vécu, cet ouvrage déroule un chemin de réflexion qui suit le chemin mené justement par ces hommes et ces femmes: de l'ailleurs vers ici. "Vers un chemin d'humanité", résume sobrement l'auteur en conclusion de son préambule. En quatre chapitres, chaque portrait illustre de manière singulière la phase initiatique d'un voyage qui les aura arraché aux leurs pour les conduire hasardeusement dans un pays autre. Hôte. Quatre chapitres qui entrecroisent en réalité savamment leurs fils, tant celui de la parole dialogue implicitement, ici ou là, en nouant les expériences de chacun, avec d'autres fragments inscrits dans le corps du texte: Partir vers un autre chez-soi; Souffrances et nostalgie; Croître et inventer l'avenir; Créer et réussir en exil.
L'intérêt de cet ouvrage réside dans sa force documentaire et dans la justesse de la distance adoptée pour rapporter avec un savant dosage de subjectivité et de réalisme des vécus d'une grande charge émotionnelle. Car il s'agit de Penser l'exil, titre donné par le psychanalyse en prologue de l'ouvrage. Le penser, car lorsqu'on ne peut le panser, on peut du moins tenter d'en explorer les abysses qui renvoient ontologiquement à notre condition d'homme. Questionner la résilience face aux nombreux traumatismes physiques et psychiques, mais également la flexibilité des identités que le creuset multiculturel marocain favorise, le sentiment d'appartenance communautaire à travers le religieux pour les migrants de confession musulmane, la rupture consommée avec le passé comme postulat de renouveau. Cinq points essentiel soulignés dans la réflexion du psychanalyste.
L'interculturalité : une problématique au coeur du schéma d'intégration
Il n'est pas de témoignage, dans l'ouvrage, qui n'omette d'évoquer, en tout cas, la dimension complexe de l'interculturalité, qui place la société marocaine face à l'épreuve du miroir. Chaque récit individuel retrace, en les dévoilant par éclats, murmures ou affirmations, des zones contrastées d'ombre et de lumière. La question de la différence, de l'indifférence, sont maintes et maintes fois pointées du doigt avec la pudeur de ceux qui vivent leur vie comme un combat de tous les jours vécu contre la discrimination. Là-bas, tous avaient un métier, une famille, une langue, mais apparemment pas d'avenir. À défaut de vivre pour le moment concrètement le leur au Maroc, ils racontent néanmoins l'évolution qui s'est faite depuis la régularisation de leur statut aux regards des Marocains.
"Avant, les agressions, c'était tous les jours!", clame Stéphane, qui raconte sur le ton de l'anecdote cette vérité qui n'a rien d'anecdotique: celle des clandestins qui "se faisaient passer pour des étudiants, allaient à la faculté, se levaient tôt le matin, partaient un cartable sous le bras et rentraient le soir pour qu'on ne les arrête pas." Cela n'efface pas les brimades racistes qui ont cours chaque jour, cela n'excuse pas les maltraitances de propriétaires qui ne se sont pas embarrassés d'expulser des locataires sans leur laisser de délai pour trouver un autre logement, ni les rafles orchestrées même lorsque les migrants emmenés au commissariat disposaient de leur carte du HCR. "Depuis deux ans, les choses ont changé, tout est calme. Avant, on avait toujours peur... La police, les agressions... Même avec la carte du HCR, on nous faisait entrer dans une fourgonnette, nous étions contrôlés, et nous pouvions y rester du matin au soir avant d'être libérés", raconte à ce sujet Ibrahim. Soulayman le Soudanais a son opinion, là-dessus: "le racisme est toujours une affaire individuelle, il ne faut pas le généraliser", mais Abakar le Tchadien, résume doctement les choses ainsi: "il y a un minimum de racisme dans chaque pays."
Un peu de lumière vient éclairer les contours de ces vies usées par l'arbitraire que redouble le poids de l'errance. Les petits moments de partage conviviaux vécus ici dans un café, là dans un mariage, ou lors d'une invitation à la fête de l'Aïd, les tentatives d'intégration à échelle individuelle, les liens amicaux noués au petit bonheur la chance... C'est ainsi que se dessine, en creux, le portrait de la population marocaine face aux migrants. Réservée, diront certains. "Les Marocains sont gentils mais le contact est limité... Ils te disent bonjour, mais ça s'arrête là. Avec ceux qui parlent français, le contact est direct. (...) Ceux qui côtoient facilement les Marocains ce sont ceux qui boivent", affirme Stéphane, l'Ivoirien. "Le Maroc figure sur la carte africaine! Mais l'Africanité est d'abord théorique", remarque Gloria, la Congolaise. Dans le même registre, Nadia la Burundaise s'étonne, quant à elle, "que les Marocains désignent les subsahariens par le mot "Africains", alors qu'ils le sont eux-mêmes !"
D'après les témoignages recueillis, il apparaît clairement que la sensibilité des comportements varie d'une communauté à l'autre, entre les subsahariens et les moyen-orientaux. Méfiants avec les premiers, les Marocains se montreraient accueillants et conviviaux avec les seconds. Rien à voir avec les pays du Golfe où les gens sont "hautains, se considèrent supérieurs", estime en effet Mustapha le journaliste irakien reconverti. Et puis, "ici tu trouves qui t'aider, là-bas en Europe, personne ne te regarde!", constate Nizar le Syrien. Et cependant, le pays a lui aussi changé... Agressé au couteau, Abakar le Tchadien se voit, lui, voler son sac contenant ses papiers et l'argent destiné à payer la scolarité de ses enfants à la barbe d'un poubelleur qui assiste à la scène sans moufter. "Maintenant c'est chacun pour soi! Les gens ne sont pas aussi chaleureux qu'avant. Au début, la vie était facile au Maroc, mais à présent, elle est devenue plus chère", souligne quant à elle Syrine, qui ne reconnaît plus aux Marocains"cette générosité d'autrefois."
Mais qu'importe s'il est difficile de travailler, si les loyers sont chers, si la plupart n'ont vécu que des galères depuis qu'ils vivent là, le système D existe en dépit de tout. Et d'aucuns n'ignorent à quel point leur courage est leur seule bouée de survie.
Cette traversée d'existences se révèle par ailleurs une plongée édifiante au coeur de la société marocaine. Elle met en lumière le rôle différent que joue la part du religieux face à des communautés de confession chrétiennes ou musulmanes, mais également les difficultés de la société marocaine à accepter naturellement la diversité, les lacunes de l'éducation, la réalité de l'hypocrisie sociale. Azzohour, comme tant d'autres, pose des constats constructifs qui pourraient créer de nouvelles perspectives d'ouverture pour le pays. Sur la question des langues, notamment, elle estime que "le Maroc doit davantage enseigner les langues pour permettre aux étrangers de s'intégrer et de travailler." Que "les étrangers peuvent apporter beaucoup à ce pays"...
Comme un effet de loupe de la situation complexe que le Maroc vit sur le plan linguistique, l'une des problématiques souvent évoquée par les migrants est d'ailleurs la langue. Outil d'intégration majeur. Outil de communication essentiel, et voie d'accès indispensable pour l'embauche. Et qui joue un rôle clivant parmi les migrants eux-mêmes. D'un côté, les migrants subsahariens qui en général maîtrisent très bien le français en dehors du dialecte de leur ethnie d'origine; de l'autre la communauté du Moyen-Orient qui est donc naturellement intégrée parce qu'arabophone, mais qui se heurte cependant parfois à l'usage de la darija, au même titre que les migrants francophones. Un enjeu de taille car "si tu parles arabe dialectal, tu n'as pas de problème avec les Marocains", souligne Monica, originaire du Centrafrique. Dès lors les passerelles pour les études se compliquent aussi, en fonction de la langue maîtrisée. Monica, en master de Droit, doit se faire traduire ses polycopiés d'arabe. Abdelkader, journaliste érythréen déjà réfugié en Syrie, résume ainsi la situation : "le Maroc peut parler au monde arabe, mais le monde arabe ne peut pas parler la darija." Et le fait que son fils parle en privé la darija représente déjà "un problème" pour lui...
Le témoignage du jeune Boubakar, qui a fui en 2012 la guerre des djihadistes au Mali, témoigne d'une lucidité et d'une sensibilité aiguisées sur la perception de son environnement local. "Nous n'arrivons pas à nous insérer dans la communauté marocaine. Au Mali, il y a 63 ethnies différentes: arabes, touareg, bambara... La diversité apporte beaucoup à une région, au niveau du savoir-faire et du savoir-vivre. Sans cela, la relation est hypocrite. (...) Au Maroc, on fait semblant d'être amis, mais ce n'est pas ça..." Monica la Tchadienne constate, de son côté le fait que "les Marocains ont la mentalité des Tchadiens, il ne leur est pas facile d'accepter les autres, surtout les chrétiens."
Une odyssée individuelle en quête de droits fondamentaux
Néanmoins, le Maroc semble posséder deux atouts: il constitue un pays relativement "ouvert" et politiquement stable. Pour un migrant, ces mots ne sont pas dépourvus de sens. Quant aux orientations politiques prises en haut lieu, elles suscitent une juste reconnaissance. Abdelkader, le journaliste érythréen, rappelle à ce propos le message adressé le 2 juillet 2011 par le roi sur le thème de "l'émigration: entre l'identité nationale et l'identité universelle", où il reconnaissait la richesse apportée par les migrants et invitait au respect de leurs droits et de la diversité culturelle. Il loue également l'opération exceptionnelle de 2014 de régularisation des immigrés en situation irrégulière. L'intégration humaine, après, c'est le boulot de chacun. Un effort à faire aussi pour aller vers l'autre, pour vaincre sa gêne, sa timidité, avouent les uns et les autres. Pour la plupart, l'attachement au pays est réel. Pour les autres, ce sont les enfants -dont certains parlent maintenant la darija- qui les attachent à ce pays dans lequel eux ont grandi, et sont désormais scolarisés.
Il est troublant de voir, au-delà, comment ces destins ballotés tentent de se reconstituer comme ils peuvent une famille de coeur au Maroc. Là-bas vivent des enfants, des femmes, des mères, auxquelles ils sont rattachés par le cordon des réseaux sociaux, d'Internet et du téléphone. Mais Jalil Bennani tisse en parallèle des ponts sensibles entre la nostalgie que suscite l'évocation des liens affectifs avec la famille du pays d'origine et les rencontres improbables que certains font, et qui suffisent à rétablir leur foi dans les valeurs universelles. Anges gardiens de circonstance qui les sauvent du désespoir, de la solitude, ou de l'isolement, c'est selon, en créant avec eux un lien tenu et cependant profond. Exemple, le copain marocain de Stéphane parti en Belgique épouser une belgo-marocaine avec lequel il voyait les matchs de foot au café, et qui l'appelait "cousin". Le vieil RME à la retraite, parti en France à l'âge de 17 ans, et dont Boubakar se souvient avec émotion parce qu'il l'avait pris sous son aile et partageait avec lui la complicité indicible de l'exil. Le médecin-chef des urgences de l'hôpital qui, soucieux de la santé d'Ibrahim l'Ivoirien l'appelait régulièrement, sans même savoir que l'homme ne disposait d'aucun autre contact que lui... Parfois il suffit d'un seul geste pour redonner espoir, comme celui de la dame d'Oujda, celle qu'aujourd'hui la jeune Sarah nomme Maman Malika, qui lui a donné un jour dans la rue "un tricot" pour la protéger du froid...
La précarité morale, affective, physique, matérielle est de loin ce qui menace et use le migrant chaque jour. Car en effet, pour pouvoir envisager concrètement l'avenir, encore faut-il avoir un statut clair et surtout un horizon viable. Or, que leur promet celui du HCR?
Chaque année les migrants résidents vivent l'épreuve du renouvellement de leur carte, alors que la plupart vivent là depuis des années et auraient largement droit à une carte de 5 ans. D'autre part, selon Mustapha l'Irakien, le HCR, dit-il, "n'a rien fait à part lui donner une reconnaissance par le statut de réfugié": "que signifie l'assistance médicale, lorsqu'on est renvoyé des hôpitaux qui font déjà peu pour la population marocaine? L'aide pour acheter des médicaments est quasi-inexistante, les démarches administratives multiples ne sont pas simplifiées..." Ce que chacun d'eux réclame, en réalité, c'est un statut qui ne les maintienne pas artificiellement en suspens dans un territoire dans lequel ils ne peuvent investir, travailler, se réinventer librement. "Je n'ai ni le droit d'asile ni la nationalité marocaine...", déplore Mustapha. "Les Marocains me laissent suspendu, je ne peux pas partir, je ne peux pas travailler où je veux. Je ne demande pas d'argent... Je demande une reconnaissance."
La question des migrants est d'autant plus complexe qu'elle renvoie à la nécessité de devoir juger au cas par cas, tant les situations diffèrent les unes des autres, et s'inscrivent dans la spécificité d'un parcours de vie personnel. Ainsi, dans le cas du Syrien Fathi, le regard s'inverse: "au Maroc, tu as la liberté, tu travailles dans ce que tu veux! "Et le fait de pouvoir mettre le relevé d'eau, d'électricité, la voiture, le compte en banque et le chéquier en son nom est pour lui une fierté. "Ce n'est pas souvent le cas dans d'autres pays arabes, comme l'Algérie et l'Égypte où il est souvent nécessaire d'avoir un prête-nom." "Tu te sens une personne qui a des droits", déclare même de son côté le syrien Tarek, l'un des membres parfaitement intégré de la petite communauté syrienne d'Azrou.
Indubitablement le "si long chemin" parcouru par ces hommes et ces femmes est loin d'être achevé, et c'est en cela que cet ouvrage se révèle essentiel. Il donne la parole à ceux que l'on oublie, que l'on relègue trop souvent dans la marge alors que le statut de migrant et de réfugié, au regard de tous les drames humains dont la télévision et les journaux se font l'écho, en appelle aujourd'hui à la conscience des citoyens du monde.
Si tous ceux qui se sont livrés ici au difficile exercice de l'entretien s'accordent à dire qu'au Maroc les choses ont changé depuis deux ans au niveau du droit, ils s'empressent de rajouter que ce n'est pas encore gagné sur le plan des mentalités. Ni victimes, ni parasites, les migrants interrogés par Jalil Bennani ont dans ce recueil confié avec une grandeur d'âme peu commune ce qu'ils avaient de plus cher: leurs espoirs et leurs rêves, leurs angoisses comme leurs chagrins. Ils invitent à repenser "le conservatisme, les peurs et les projections face à tout ce qui est nouveau et étranger", rappelle à juste titre l'auteur de l'enquête. C'est eux, le véritable baromètre de la tolérance et de l'ouverture d'un pays, pourrait-on ajouter dans le même prolongement. Quoi qu'il en soit, ils ont le mérite de nous interpeller dans leur vécu autant que dans leur rapport au monde, parce qu'ils sont porteurs d'une connaissance intime, qui ne se transmet pas, qui ne peut que se vivre et s'éprouver dans la chair.
L'épreuve de l'exil, du déracinement, est la source d'une connaissance de soi plus profonde qui invite à se repenser nécessairement par rapport à l'autre, comme lorsque Boubakar dit écrire son journal intime, un journal qui lui sert "de repère et d'identité". À l'inverse,"Connaître autrui permet une meilleure connaissance de soi-même. Changer le regard sur l'autre n'est-ce pas se changer soi-même?", interrogeait le psychanalyste en préambule de l'ouvrage. Dans l'odyssée individuelle que représente le changement d'un parcours de vie aussi radical, cette question ne peut que se poser sur le plan collectif, à l'échelle d'une société toute entière.
Dans le tracé tortueux de ces vies que parfois la maladie, la dépression, et le découragement ont douloureusement impactées, il est une forme de dignité, un droit inaliénable que chacun d'eux fait entendre comme un cri d'espoir. Le désir de retrouver le sens profond de leur utilité sociale. "Laisser la possibilité aux réfugiés de travailler, selon le métier qu'ils ont", demande Manuella l'Ivoirienne. Leur laisser la possibilité d'en avoir un à travers un objectif de formation quand ils sont mineurs, peut-on ajouter en repensant au cas tragique de la jeune congolaise Sarah, mineure récemment sortie de la prostitution.
Les chiffres sont édifiants: 15 conflits majeurs ont débuté ou repris ces cinq dernières années, selon le HCR, et sont en grande partie à l'origine de la recrudescence de réfugiés. Pour info, "42.500 personnes deviennent chaque jour réfugiées, demandeuses d'asile ou déplacées internes, soit 4 fois plus qu'en 2010", et mi-2015 on totalisait plus de 60 millions de déplacés dans le monde. Mais il n'y pas que la guerre au sens propre qui détruit la vie des gens, c'est, au quotidien, l'exploitation systématique de ces populations vulnérables et fragiles par les passeurs, -ces "khettafas", comme les nomme Bassel le Syrien ("voleurs")-, par les mères maquerelles rencontrées en chemin, les propriétaires d'habitations ou les policiers qui se livrent à des comportements abusifs...
Il faut un livre comme celui-là pour comprendre à quel point le destin de ces individus demeure éminemment fragile, tant il dépend, à l'inverse, du bon vouloir et de l'orientation prise par des institutions et des organismes gouvernementaux ou non-gouvernementaux, qu'ils soient administratifs, policiers, judiciaires, sociaux...
Initié par le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unies, cet ouvrage rappelle l'importance de l'implication menée sur le plan local par l'activisme humanitaire d'associations émanant de la société civile. Associée au Haut Commissariat pour les Réfugiés et au Programme des Nations-Unies pour le Développement, la Fondation Orient-Occident, créée et dirigée par Yasmina Antonia Filali, oeuvre principalement à Rabat et à Oujda, et mène à ce titre un remarquable travail de terrain depuis plusieurs années à travers notamment la création d'un centre d'accueil pour les réfugiés où est fournie une aide psycho-sociale et un accompagnement à la formation professionnelle et à l'apprentissage. Son atelier de couture initiateur de la marque Migrants du Monde aide ainsi à la réinsertion professionnelle des migrantes dans le cadre d'un programme financé justement par l'UNHCR. On pourrait citer également en exemple Injab, le centre gratuit de soins médicaux pour migrants ouvert par le médecin humanitaire Docteur Zoheir Lahna, qui a obtenu en 2016, après moult péripéties, son autorisation officielle d'exercice. À Tétouan, celle que les migrants ont surnommée affectueusement Mama Hajja, la jeune Docteur Marsou, apporte des soins aux migrants de la région de Tétouan et les accompagne également dans le cadre de l'association Les Mains Solidaires dont elle est la vice-présidente.
Accompagné du regard franc et sensible du photographe M'hammed Kilito qui a associé à chacun de ces noms un visage, une attitude, un regard éloquent, Jalil Bennani aura, quant à lui, permis de restituer avec humanisme la trajectoire de parcours en déroute qui frappent par l'évidence des réflexions que le sentiment de vivre l'urgence engendre.
Anis Birrou, alors ministre chargé des Marocains résidents à l'étranger et des affaires de la migration, Driss El Yazami, président du Conseil National des Droits de l'Homme, Jean-Paul Cavaliéri, représentant de l'UNHCR au Maroc, ont par ailleurs inscrit en préface de l'ouvrage leur regard averti et leurs convictions engagées au service de la cause de l'accueil des migrants.
Mais ce qui demeure, au coeur des différents témoignages de ces hommes et de ces femmes, c'est l'insatiable besoin de fraternité et la conscience aiguë que chacun d'eux nous livre d'être seuls à pouvoir mesurer, à l'aune d'une histoire souvent douloureuse, ce que peuvent réellement représenter les valeurs humaines de sécurité et de liberté auxquelles tout homme devrait avoir droit...
Nota bene: Les bénéfices de la vente de l'ouvrage seront versés aux associations prenant en charge les réfugiés du Maroc.
Un si long chemin, de Jalil Bennani.
Éditions La Croisée des Chemins
193 pages.
200 DH/30 euros.
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