Chien de lisard, c'est la manière dont le père Sorel s'adresse à son fils Julien dans le roman de Stendhal qui s'intitule Le Rouge et le noir et dont on peut voir d'après son sous-titre Chronique de 1830 qu'il aura bientôt deux siècles.
La raison d'en reparler aujourd'hui est que cette insulte trouve à une époque récente ou contemporaine un écho dans deux romans ou récits autobiographiques écrits par des Algériens de France : il s'agit du Gone du Chaaba d'Azouz Begag (1986) et de Ma part de Gaulois de Magyd Cherfi, (2016) qui disent avoir été l'un et l'autre insultés et méprisés tout autant que le jeune Julien Sorel dans la fiction stendhalienne et pour les mêmes raisons.
Qu'est-ce donc qu'un lisard pour le père Sorel, vieux paysan et scieur de bois ? On l'aura sans doute compris: c'est un garçon qui lit, au lieu de se consacrer à toutes les tâches matérielles qu'on attend de lui et qu'un père comme lui se croit en droit d'exiger de son fils.
Le père Sorel est un illettré, ce qui n'est pas de sa faute, mais c'est un homme brutal et violent qui profite de la faiblesse physique de Julien pour le maltraiter et le frapper jusqu'au sang: "Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même (...) 'Eh bien ! paresseux, tu liras donc toujours tes maudits livres pendant que tu es de garde à la scie ?'".
Pour Azouz Begag et Magyd Cherfi, la lecture est liée à la fréquentation de l'école et aux succès scolaires. On voit très bien dans leurs livres qu'ils se sentent isolés de leurs camarades à cause de cette singularité qui leur vaut les reproches des autres (par jalousie sans doute mais pas seulement) et de leur propre part un vague sentiment de culpabilité.
Voici à cet égard ce qu'ils disent l'un et l'autre dans des entretiens où on leur demande de retracer leur parcours :
Dans Le Gone du Chaaba, film que Christophe Ruggia a tiré en 1997du récit d'Azouz Begag, Omar, qui n'est autre que le jeune Azouz, est aux prises avec une redoutable ambiguïté. En effet si son père, admirablement joué par Fellag, ne cesse de lui demander sur tous les tons de bien réussir à l'école, les autres élèves ont à son égard une attitude qui le chagrine beaucoup et lui fait presque regretter ses succès. Azouz Begag explique la situation en ces termes : "C'est l'histoire d'un enfant qui sort du bidonville et qui réussit à l'école, donc dans la société. Seulement, dans ce bidonville, sur les quarante enfants il n'y en a qu'un qui s'en sort et c'est moi. Et ça c'est difficile à vivre. Les trente-neuf autres restent derrière toi et tu te dis : pourquoi moi ? Tu vis mal ton succès, ta réussite ! Les trente-neuf autres se disent d'ailleurs la même chose : pourquoi lui ?"
Ce tiraillement, voire ce déchirement, a été confirmé à date récente par un autre témoignage, celui de Magyd Cherfi dont le livre Ma part de Gaulois est paru en 2016. Lui aussi estime qu'il doit tout à sa réussite scolaire mais il explique dans son livre à quel point elle lui a valu la jalousie, le mépris, voire l'ostracisme de ses compagnons : "Pour mes potes, conjuguer correctement ses verbes, c'est devenir blanc, devenir Français, devenir l'ennemi (...) Lire, c'est trahir, parce que eux n'ont pas les codes."
Ces témoignages sont incontestables même si, comme on s'en doute, ils n'ont pas toujours été appréciés par les anciens condisciples de ces deux auteurs. Qu'en est-il du rapport au savoir en Algérie même ? On peut tenter de s'en faire une idée à travers un film encore récent, celui de Malek Bensmaïl (2010) dont le titre La Chine est encore loin est une allusion à un hadîth ou parole du Prophète : celui-ci, voulant encourager l'acquisition du savoir, a tenu en effet ce propos digne des Lumières les plus militantes : chercher partout le savoir, jusqu'en Chine s'il le faut. On voit par là qu'il est absolument impossible de s'appuyer sur la tradition musulmane pour justifier l'obscurantisme, et que ce serait une falsification honteuse de le prétendre.
Si donc on en revient à ce documentaire tout à fait excellent, il est à la fois clair et un peu énigmatique pour qui voudrait comprendre certaines attitudes actuellement observables en Algérie.
Le film de Bensmaïl se situe dans les Aurès, à l'endroit même où la Guerre d'Algérie a commencé en 1954; c'est là, dans le village chaoui de Ghassira, que le réalisateur a filmé pendant près d'un an une école, aussi bien les élèves que les enseignants, et recueilli nombre de leurs propos sur cette question de l'enseignement.
Or si l'on a l'impression que les maîtres sont tout à fait sérieux, dévoués et compétents, le constat s'impose pourtant que les élèves se sentent très peu concernés ni intéressés par ce qu'on tente de leur inculquer, en gros l'enseignement primaire, tel que défini dans les écoles de la Troisième République, celle de Jules Ferry (aussi encensé pour ses lois sur l'école que critiqué à juste titre pour sa politique coloniale !)
Les jeunes Algériens qui nous sont montrés dans le documentaire ne sont nullement convaincus de l'utilité de ce qu'on leur apprend et l'on dirait bien que tout le problème vient de là. A quoi bon apprendre en effet si l'on ne pense pas retirer la moindre utilité de cet apprentissage ? Les maîtres de cette école sont finalement découragés eux-mêmes par le manque d'enthousiasme de leurs élèves.
Si l'on tente d'analyser cette situation, on se dit qu'elle concerne l'enseignement primaire seulement puisqu'à un niveau social supérieur, les futurs cadres de la nation, qu'il s'agisse du domaine public ou privé, ne doutent pas un instant qu'il leur soit indispensable d'acquérir les diplômes ou « peaux d'âne » qui leur serviront de Sésame ouvre-toi.
La tâche de l'Etat serait donc de valoriser l'enseignement primaire, et de faire en sorte qu'il assure un droit au travail pour les enfants de milieu modeste (sans doute rural principalement) qui n'iront pas au-delà ; ou bien qu'il leur permette avec certitude l'accès à cet au-delà s'ils ont prouvé leurs compétences par leurs résultats.
La raison d'en reparler aujourd'hui est que cette insulte trouve à une époque récente ou contemporaine un écho dans deux romans ou récits autobiographiques écrits par des Algériens de France : il s'agit du Gone du Chaaba d'Azouz Begag (1986) et de Ma part de Gaulois de Magyd Cherfi, (2016) qui disent avoir été l'un et l'autre insultés et méprisés tout autant que le jeune Julien Sorel dans la fiction stendhalienne et pour les mêmes raisons.
Qu'est-ce donc qu'un lisard pour le père Sorel, vieux paysan et scieur de bois ? On l'aura sans doute compris: c'est un garçon qui lit, au lieu de se consacrer à toutes les tâches matérielles qu'on attend de lui et qu'un père comme lui se croit en droit d'exiger de son fils.
Le père Sorel est un illettré, ce qui n'est pas de sa faute, mais c'est un homme brutal et violent qui profite de la faiblesse physique de Julien pour le maltraiter et le frapper jusqu'au sang: "Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même (...) 'Eh bien ! paresseux, tu liras donc toujours tes maudits livres pendant que tu es de garde à la scie ?'".
Pour Azouz Begag et Magyd Cherfi, la lecture est liée à la fréquentation de l'école et aux succès scolaires. On voit très bien dans leurs livres qu'ils se sentent isolés de leurs camarades à cause de cette singularité qui leur vaut les reproches des autres (par jalousie sans doute mais pas seulement) et de leur propre part un vague sentiment de culpabilité.
Voici à cet égard ce qu'ils disent l'un et l'autre dans des entretiens où on leur demande de retracer leur parcours :
Dans Le Gone du Chaaba, film que Christophe Ruggia a tiré en 1997du récit d'Azouz Begag, Omar, qui n'est autre que le jeune Azouz, est aux prises avec une redoutable ambiguïté. En effet si son père, admirablement joué par Fellag, ne cesse de lui demander sur tous les tons de bien réussir à l'école, les autres élèves ont à son égard une attitude qui le chagrine beaucoup et lui fait presque regretter ses succès. Azouz Begag explique la situation en ces termes : "C'est l'histoire d'un enfant qui sort du bidonville et qui réussit à l'école, donc dans la société. Seulement, dans ce bidonville, sur les quarante enfants il n'y en a qu'un qui s'en sort et c'est moi. Et ça c'est difficile à vivre. Les trente-neuf autres restent derrière toi et tu te dis : pourquoi moi ? Tu vis mal ton succès, ta réussite ! Les trente-neuf autres se disent d'ailleurs la même chose : pourquoi lui ?"
Ce tiraillement, voire ce déchirement, a été confirmé à date récente par un autre témoignage, celui de Magyd Cherfi dont le livre Ma part de Gaulois est paru en 2016. Lui aussi estime qu'il doit tout à sa réussite scolaire mais il explique dans son livre à quel point elle lui a valu la jalousie, le mépris, voire l'ostracisme de ses compagnons : "Pour mes potes, conjuguer correctement ses verbes, c'est devenir blanc, devenir Français, devenir l'ennemi (...) Lire, c'est trahir, parce que eux n'ont pas les codes."
Ces témoignages sont incontestables même si, comme on s'en doute, ils n'ont pas toujours été appréciés par les anciens condisciples de ces deux auteurs. Qu'en est-il du rapport au savoir en Algérie même ? On peut tenter de s'en faire une idée à travers un film encore récent, celui de Malek Bensmaïl (2010) dont le titre La Chine est encore loin est une allusion à un hadîth ou parole du Prophète : celui-ci, voulant encourager l'acquisition du savoir, a tenu en effet ce propos digne des Lumières les plus militantes : chercher partout le savoir, jusqu'en Chine s'il le faut. On voit par là qu'il est absolument impossible de s'appuyer sur la tradition musulmane pour justifier l'obscurantisme, et que ce serait une falsification honteuse de le prétendre.
Si donc on en revient à ce documentaire tout à fait excellent, il est à la fois clair et un peu énigmatique pour qui voudrait comprendre certaines attitudes actuellement observables en Algérie.
Le film de Bensmaïl se situe dans les Aurès, à l'endroit même où la Guerre d'Algérie a commencé en 1954; c'est là, dans le village chaoui de Ghassira, que le réalisateur a filmé pendant près d'un an une école, aussi bien les élèves que les enseignants, et recueilli nombre de leurs propos sur cette question de l'enseignement.
Or si l'on a l'impression que les maîtres sont tout à fait sérieux, dévoués et compétents, le constat s'impose pourtant que les élèves se sentent très peu concernés ni intéressés par ce qu'on tente de leur inculquer, en gros l'enseignement primaire, tel que défini dans les écoles de la Troisième République, celle de Jules Ferry (aussi encensé pour ses lois sur l'école que critiqué à juste titre pour sa politique coloniale !)
Les jeunes Algériens qui nous sont montrés dans le documentaire ne sont nullement convaincus de l'utilité de ce qu'on leur apprend et l'on dirait bien que tout le problème vient de là. A quoi bon apprendre en effet si l'on ne pense pas retirer la moindre utilité de cet apprentissage ? Les maîtres de cette école sont finalement découragés eux-mêmes par le manque d'enthousiasme de leurs élèves.
Si l'on tente d'analyser cette situation, on se dit qu'elle concerne l'enseignement primaire seulement puisqu'à un niveau social supérieur, les futurs cadres de la nation, qu'il s'agisse du domaine public ou privé, ne doutent pas un instant qu'il leur soit indispensable d'acquérir les diplômes ou « peaux d'âne » qui leur serviront de Sésame ouvre-toi.
La tâche de l'Etat serait donc de valoriser l'enseignement primaire, et de faire en sorte qu'il assure un droit au travail pour les enfants de milieu modeste (sans doute rural principalement) qui n'iront pas au-delà ; ou bien qu'il leur permette avec certitude l'accès à cet au-delà s'ils ont prouvé leurs compétences par leurs résultats.
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