La gratuité de l'enseignement supérieur est censée assurer l'égalité des chances pour tous, et partant une certaine mixité sociale dans les fonctions dirigeantes de l'Etat et de la société. Cette mission a incontestablement été la sienne durant certaines périodes fondatrices de l'histoire, celle de la construction de l'Etat national tunisien en particulier. La croissance exponentielle des effectifs, jointe à la stagnation des moyens, a néanmoins conduit l'université publique à en biaiser le système d'admission, réservant - en les protégeant - les orientations universitaires les plus prisées, celles qui sont les plus utiles à l'économie en même temps que les plus coûteuses pour les deniers publics, aux plus favorisés. Et consolidant ainsi, par divers mécanismes ayant toutes les apparences de l'équité, les nouvelles stratifications apparues dans la société tunisienne.
Nonobstant, le droit à la gratuité de l'enseignement supérieur a été inscrit dans la nouvelle Constitution, comme pour protéger le souvenir de l'ascenseur social qu'il a été, comme pour occulter le fait qu'en soixante ans le système éducatif se soit considérablement éloigné de son idéal originel, épousant progressivement les nouvelles stratifications sociales et se mettant au service de la reproduction des nouveaux héritiers. Et ce au moyen de différents mécanismes, dont le moindre n'est pas le recours systématique aux "cours de soutien", devenus de véritables substituts à des classes régulières progressivement vidées de leurs contenus et de leur fonction. Donnant ainsi à ceux qui en ont les moyens - les autres s'efforçant désespérément de suivre le mouvement - un avantage comparatif majeur pour l'accès aux meilleures filières universitaires dont l'obtention d'une bonne mention au Baccalauréat constitue le sésame. Cette profonde inégalité sociale aggrave - tout en s'y incarnant - la disparité culturelle relevée par Bourdieu et Passeron [1], pour qui l'école (publique) "serait la voie royale de la démocratisation de la culture, si elle ne consacrait, en les ignorant, les inégalités devant la culture et si elle n'allait souvent ... jusqu'à dévaloriser la culture qu'elle transmet au profit de la culture héritée qui ne porte pas la marque roturière de l'effort et a de ce fait toutes les apparences de la facilité et de la grâce".
En observant notre université publique réputée gratuite, on ne peut manquer d'y observer les stigmates de cette évolution, au travers du fort biais social (et régional) qui affecte ses formations les plus prisées : médecine, pharmacie, ingénierie, HEC, etc. La machine reproductive des élites au sein des mêmes couches sociales y fonctionne de toute évidence à plein régime.
La gratuité des formations universitaires, elles-mêmes à deux vitesses, a donc conduit non à réduire les disparités sociales, mais au contraire à les creuser. Au delà du discours lénifiant, le financement de l'université "gratuite" finit en effet par obéir à une logique anti-redistributive, dans laquelle ceux qui ont le moins besoin de cette gratuité en bénéficient le plus. Grâce à leur "capital culturel" incluant une forte asymétrie de l'information, leurs enfants trouvent un accès privilégié aux formations les plus coûteuses pour les deniers publics.
A ce privilège financier qui leur est implicitement consenti, s'ajoute leur capacité d'accès à titre onéreux à ces mêmes formations, que celles-ci se déroulent à l'étranger ou dans les universités privées, lorsqu'ils en sont exclus par l'université publique. Car, pour paraphraser un ancien premier ministre français, ces formations ne pouvant "accueillir toute la richesse du monde", leur accès en est protégé par des moyens ayant toutes les apparences - mais seulement les apparences - de l'équité, dont notre concours d'orientation universitaire constitue l'archétype. L'exclusion de ces filières relève alors de la double peine pour ceux qui n'ont pas les moyens d'y accéder par ces autres biais. Il s'ensuit cette surdétermination sociale démesurée au sein des formations préparant aux fonctions et aux positions de pouvoir, que celui-ci soit politique, social ou intellectuel, qui a été étudiée et mesurée - chiffres à l'appui - par Pierre Bourdieu [2].
La doxa de l'équivalence gratuité/équité résiste d'autant moins à la réalité des faits que l'université publique du tout venant ne peut dans ce schéma être entretenue qu'a minima. La conjugaison de la gratuité avec l'absence de sélection à leur entrée y conduit en effet à un afflux massif de bacheliers, voulu par les politiques comme indicateur réputé signifiant de développement indépendamment de son effectivité. Un indicateur dont seule la multiplication des filières à bas coût permet de limiter l'impact sur les comptes de la nation. Les ratios comparés des diplômés des filières professionnalisantes (et coûteuses) de sciences techniques et ingénierie, versus ceux de sciences humaines, est à cet égard éloquent même si les chiffres ne sont pas de la dernière actualité [3]. Ils se situaient ainsi autour de 42/45 en Corée du Sud (2002), contre 30/50 en Tunisie (2002), 20/75 au Maroc (2003) et 10/75 en Egypte (1995). Le cas égyptien illustre jusqu'à la caricature les effets pervers de la gratuité poussée jusqu'à ses derniers retranchements : une université dont seule une infime partie revêt une réelle utilité pour l'économie, le reste relevant pour l'essentiel du seul entretien - d'ailleurs de moins en moins convaincant aux yeux de ses « bénéficiaires » - du contrat social implicite passé entre l'Etat et ses citoyens. Un contrat dont les termes s'apparentent à une extension du domaine de compétence de la caisse de compensation subventionnant les produits de première nécessité (céréales, sucre, huile), auxquels se trouve agrégée par un curieux détour de l'histoire la formation universitaire.
Cette marginalisation d'une partie significative de la population est en réalité programmée depuis le lycée. Ainsi, la répartition des élèves des classes terminales tunisiennes était encore en 2016 de 60% en sections Lettres et Eco-G., contre 40% en sections scientifiques et techniques. La résilience qu'oppose cette proportion à tous les efforts incitatifs d'inversion puise dans l'incapacité du système éducatif à se départir de sa vision binaire, ayant pour seul horizon l'université et excluant de ses perspectives une formation professionnelle par ailleurs introuvable.
Les pays connaissant cette dérive de l'université publique voient naturellement émerger une offre universitaire privée nationale, parfois accompagnée de l'arrivée sur la scène de puissantes enseignes internationales pour peu que les législations locales l'autorisent. Une arrivée porteuse de réels dangers pour la pérennité des universités publiques, et par voie de conséquence pour la capacité des Etats à maîtriser leurs propres destins.
Nous nous retrouvons donc face à un véritable leurre où les mots recouvrent des réalités totalement différentes de leur acception commune. Un leurre qui, en l'occultant derrière le rideau de fumée d'une doxa creuse, empêche le débat de fond sur la réforme de l'éducation, sans laquelle l'économie de notre pays ne peut redémarrer.
Car pour renouer avec le rôle qui a été le sien, celui d'ascenseur social en même temps que de booster du développement économique, le système éducatif tunisien - université et école réunies - a aujourd'hui besoin d'investissements massifs, que la puissance publique n'est plus en mesure de consentir. Et, sauf à se résigner à sa déshérence, la contribution de ses bénéficiaires effectifs à son redressement est inévitable. C'est déjà le cas pour d'autres services publics, celui de la santé ou des transports par exemple, aux dépenses de fonctionnement desquels le bénéficiaire effectif -citoyen et/ou son employeur - apporte sa contribution directe ou indirecte, par le biais de différents mécanismes de solidarité.
La mise en place d'un système de financement similaire de l'université, qui serait partiellement ou totalement pris en charge par la collectivité au regard des ressources familiales du bénéficiaire, ne briserait à cet égard aucune des exigences de l'équité, bien au contraire. Elle se heurtera toutefois au déficit de fiabilité dans la détermination des ressources réelles des catégories de citoyens autres que celles des salariés. Ce qui constitue par ailleurs une source majeure d'iniquité dans le recouvrement de l'impôt et partant dans le financement des services publics.
Les pistes suivantes mériteraient à cet égard d'être explorées:
Il reste que traiter du financement de l'université sans se pencher sur la profonde réforme que celle-ci réclame, comme d'ailleurs la totalité du système éducatif et de formation professionnelle, revient à ne s'intéresser qu'à l'écume des choses. Mais ceci est le sujet d'un autre débat.
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[1] P. Bourdieu et J.C. Passeron : Les héritiers, Editions de Minuit, 1964
[2] Pierre Bourdieu : La noblesse d'Etat, Editions de Minuit, 1989
[3] T. Melonio et M. Mezouaghi : Le financement de l'enseignement supérieur en Méditerranée, rapport AFD, 2010
Nonobstant, le droit à la gratuité de l'enseignement supérieur a été inscrit dans la nouvelle Constitution, comme pour protéger le souvenir de l'ascenseur social qu'il a été, comme pour occulter le fait qu'en soixante ans le système éducatif se soit considérablement éloigné de son idéal originel, épousant progressivement les nouvelles stratifications sociales et se mettant au service de la reproduction des nouveaux héritiers. Et ce au moyen de différents mécanismes, dont le moindre n'est pas le recours systématique aux "cours de soutien", devenus de véritables substituts à des classes régulières progressivement vidées de leurs contenus et de leur fonction. Donnant ainsi à ceux qui en ont les moyens - les autres s'efforçant désespérément de suivre le mouvement - un avantage comparatif majeur pour l'accès aux meilleures filières universitaires dont l'obtention d'une bonne mention au Baccalauréat constitue le sésame. Cette profonde inégalité sociale aggrave - tout en s'y incarnant - la disparité culturelle relevée par Bourdieu et Passeron [1], pour qui l'école (publique) "serait la voie royale de la démocratisation de la culture, si elle ne consacrait, en les ignorant, les inégalités devant la culture et si elle n'allait souvent ... jusqu'à dévaloriser la culture qu'elle transmet au profit de la culture héritée qui ne porte pas la marque roturière de l'effort et a de ce fait toutes les apparences de la facilité et de la grâce".
En observant notre université publique réputée gratuite, on ne peut manquer d'y observer les stigmates de cette évolution, au travers du fort biais social (et régional) qui affecte ses formations les plus prisées : médecine, pharmacie, ingénierie, HEC, etc. La machine reproductive des élites au sein des mêmes couches sociales y fonctionne de toute évidence à plein régime.
La gratuité des formations universitaires, elles-mêmes à deux vitesses, a donc conduit non à réduire les disparités sociales, mais au contraire à les creuser. Au delà du discours lénifiant, le financement de l'université "gratuite" finit en effet par obéir à une logique anti-redistributive, dans laquelle ceux qui ont le moins besoin de cette gratuité en bénéficient le plus. Grâce à leur "capital culturel" incluant une forte asymétrie de l'information, leurs enfants trouvent un accès privilégié aux formations les plus coûteuses pour les deniers publics.
A ce privilège financier qui leur est implicitement consenti, s'ajoute leur capacité d'accès à titre onéreux à ces mêmes formations, que celles-ci se déroulent à l'étranger ou dans les universités privées, lorsqu'ils en sont exclus par l'université publique. Car, pour paraphraser un ancien premier ministre français, ces formations ne pouvant "accueillir toute la richesse du monde", leur accès en est protégé par des moyens ayant toutes les apparences - mais seulement les apparences - de l'équité, dont notre concours d'orientation universitaire constitue l'archétype. L'exclusion de ces filières relève alors de la double peine pour ceux qui n'ont pas les moyens d'y accéder par ces autres biais. Il s'ensuit cette surdétermination sociale démesurée au sein des formations préparant aux fonctions et aux positions de pouvoir, que celui-ci soit politique, social ou intellectuel, qui a été étudiée et mesurée - chiffres à l'appui - par Pierre Bourdieu [2].
La doxa de l'équivalence gratuité/équité résiste d'autant moins à la réalité des faits que l'université publique du tout venant ne peut dans ce schéma être entretenue qu'a minima. La conjugaison de la gratuité avec l'absence de sélection à leur entrée y conduit en effet à un afflux massif de bacheliers, voulu par les politiques comme indicateur réputé signifiant de développement indépendamment de son effectivité. Un indicateur dont seule la multiplication des filières à bas coût permet de limiter l'impact sur les comptes de la nation. Les ratios comparés des diplômés des filières professionnalisantes (et coûteuses) de sciences techniques et ingénierie, versus ceux de sciences humaines, est à cet égard éloquent même si les chiffres ne sont pas de la dernière actualité [3]. Ils se situaient ainsi autour de 42/45 en Corée du Sud (2002), contre 30/50 en Tunisie (2002), 20/75 au Maroc (2003) et 10/75 en Egypte (1995). Le cas égyptien illustre jusqu'à la caricature les effets pervers de la gratuité poussée jusqu'à ses derniers retranchements : une université dont seule une infime partie revêt une réelle utilité pour l'économie, le reste relevant pour l'essentiel du seul entretien - d'ailleurs de moins en moins convaincant aux yeux de ses « bénéficiaires » - du contrat social implicite passé entre l'Etat et ses citoyens. Un contrat dont les termes s'apparentent à une extension du domaine de compétence de la caisse de compensation subventionnant les produits de première nécessité (céréales, sucre, huile), auxquels se trouve agrégée par un curieux détour de l'histoire la formation universitaire.
Cette marginalisation d'une partie significative de la population est en réalité programmée depuis le lycée. Ainsi, la répartition des élèves des classes terminales tunisiennes était encore en 2016 de 60% en sections Lettres et Eco-G., contre 40% en sections scientifiques et techniques. La résilience qu'oppose cette proportion à tous les efforts incitatifs d'inversion puise dans l'incapacité du système éducatif à se départir de sa vision binaire, ayant pour seul horizon l'université et excluant de ses perspectives une formation professionnelle par ailleurs introuvable.
Les pays connaissant cette dérive de l'université publique voient naturellement émerger une offre universitaire privée nationale, parfois accompagnée de l'arrivée sur la scène de puissantes enseignes internationales pour peu que les législations locales l'autorisent. Une arrivée porteuse de réels dangers pour la pérennité des universités publiques, et par voie de conséquence pour la capacité des Etats à maîtriser leurs propres destins.
Nous nous retrouvons donc face à un véritable leurre où les mots recouvrent des réalités totalement différentes de leur acception commune. Un leurre qui, en l'occultant derrière le rideau de fumée d'une doxa creuse, empêche le débat de fond sur la réforme de l'éducation, sans laquelle l'économie de notre pays ne peut redémarrer.
Car pour renouer avec le rôle qui a été le sien, celui d'ascenseur social en même temps que de booster du développement économique, le système éducatif tunisien - université et école réunies - a aujourd'hui besoin d'investissements massifs, que la puissance publique n'est plus en mesure de consentir. Et, sauf à se résigner à sa déshérence, la contribution de ses bénéficiaires effectifs à son redressement est inévitable. C'est déjà le cas pour d'autres services publics, celui de la santé ou des transports par exemple, aux dépenses de fonctionnement desquels le bénéficiaire effectif -citoyen et/ou son employeur - apporte sa contribution directe ou indirecte, par le biais de différents mécanismes de solidarité.
La mise en place d'un système de financement similaire de l'université, qui serait partiellement ou totalement pris en charge par la collectivité au regard des ressources familiales du bénéficiaire, ne briserait à cet égard aucune des exigences de l'équité, bien au contraire. Elle se heurtera toutefois au déficit de fiabilité dans la détermination des ressources réelles des catégories de citoyens autres que celles des salariés. Ce qui constitue par ailleurs une source majeure d'iniquité dans le recouvrement de l'impôt et partant dans le financement des services publics.
Les pistes suivantes mériteraient à cet égard d'être explorées:
1- L'éclatement du financement public des universités en deux composantes :
a. Une dotation plancher, calculée au prorata du nombre d'étudiants inscrits, par lequel la puissance publique s'acquittera de son obligation constitutionnelle vis-à-vis des citoyens ;
b. Une dotation complémentaire indexée sur la performance des formations, essentiellement au regard de leur professionnalisation. Sa mise en œuvre passe par la responsabilisation des universités au moyen de contrats d'objectifs avec l'Etat et par l'autonomie de leur gestion, incluant la maîtrise de toutes les ressources essentielles - humaines notamment - qui leur fait actuellement défaut. Elle passe aussi par des moyens fiables d'évaluation de la pertinence des objectifs déclarés en amont, et de leur réalisation en aval.
2- La mobilisation d'un financement additionnel privé, apporté par les bénéficiaires directs et indirects des formations universitaires, l'enseignement supérieur n'étant plus perçu a- dans les pays développés et émergents - comme un "bien public" :
a. Les étudiants eux-mêmes. Cette part n'est toutefois acceptable - éthiquement et socialement - que si elle est assortie d'un dispositif de financement, pour ceux dont les ressources sont insuffisantes, comprenant bourses, donations et prêts sans intérêt garantis par l'Etat. Les prêts étant remboursés par leurs bénéficiaires après l'obtention de leurs diplômes, à la condition qu'ils soient en situation d'emploi.
b. Les entreprises, dans la mesure où elles bénéficient des compétences acquises par les diplômés qu'elles recrutent. Alors qu'elle est courante dans les pays industriels (taxe d'apprentissage par exemple), une telle mesure s'inscrit en opposition à la doxa tunisienne qui veut que l'Etat aide les entreprises à recruter les diplômés afin d'en réduire le chômage. Postulant ainsi que ces derniers seraient par essence inemployables, alors qu'il lui conviendrait au contraire de faire usage de tous les moyens pour en réduire le déficit d'employabilité et non pour la pérenniser.
Il reste que traiter du financement de l'université sans se pencher sur la profonde réforme que celle-ci réclame, comme d'ailleurs la totalité du système éducatif et de formation professionnelle, revient à ne s'intéresser qu'à l'écume des choses. Mais ceci est le sujet d'un autre débat.
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[1] P. Bourdieu et J.C. Passeron : Les héritiers, Editions de Minuit, 1964
[2] Pierre Bourdieu : La noblesse d'Etat, Editions de Minuit, 1989
[3] T. Melonio et M. Mezouaghi : Le financement de l'enseignement supérieur en Méditerranée, rapport AFD, 2010
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