
Assise sur son lit, une canne à son chevet. Elle porte une robe et un foulard comme le veut la tradition kabyle, l'allure est droite. Le regard est vif et profond. Les tatouages sur son front et sur son menton sont impressionnants tellement ils viennent d'un autre âge.
Les milles et une rides qui marquent les traits de son visage racontent chacune une histoire. Ses mains tatouées, croisées l'une sur l'autre sont, usées et crispées. Elles ont fait beaucoup d'efforts. Elle a énormément travaillé dans sa vie. C'est Lla Adidou, une vieille de 92 ans qui habite au village de Souama. Elle exerçait un métier ancestral en voie de disparition connu communément dans la tradition kabyle par LQIVLA ou Lqavla (accoucheuse traditionnelle ou sage femme).
Le métier de sage femme accompagne la famille kabyle dans la vie quotidienne et dans tous les événements importants : naissances, circoncisions, mariage...etc. Lqivla est la femme que tout le monde connait et respecte. Elle a vu naître énormément de personnes dans le village et les environs.
Digne de confiance et sollicitée par tous, jour et nuit, elle assiste à la parturiente, prodiguer des soins ou des conseils... Elle répond favorablement dans toutes les circonstances. Elle occupe un rôle important dans la hiérarchie sociale et communautaire. Lla Adidou, d'une voix gutturale, évoque le passé avec beaucoup d'émotion et nostalgie.
La mémoire intacte et prodigieuse, les détails de sa vie défilent comme les séquences d'un film. "J'ai commencé ce métier très jeune avant la guerre pour l'indépendance de l'Algérie. J'accompagnais ma tante qui était elle-même sage femme. A pieds ou à dos de mulet, on parcourait de longue distances, on se déplaçait partout, à n'importe quel moment, de jour comme de nuit.
J'étais jeune mais le but, c'était d'apprendre le métier. On était six sages femmes dans le village de Souama: Aziza Ath Abdelkader, Titem Ifeknass , Djohra Thawdiîth , Titem Thayederth et Zineb Thahemouts. Il ne reste que moi, elles sont toutes mortes, désormais".
Brutalement, le silence fut. Seul le sifflement de vent qu'on entendait à l'extérieur, nous ramène à la réalité et éloigne l'illusion du temps qui semblait arrêté, déchirant une atmosphère à laquelle l'émotion qui se lit sur le visage de Lla Adidou ajoutait de la gravité.
D'une voix sifflante et fatiguée, elle interrompt le silence, un sourire inonde son visage : "donner la vie, transforme l'être humain", lance-t- elle. C'est dire la joie exprimée par la vénérable vieille femme, à chaque fois qu'elle assiste une femme à donner la vie. Pour elle, chaque naissance est une nouvelle expérience. Elle doit s'adapter à tous les imprévus et les complications qui peuvent surgir lors d'un accouchement.
Le rôle de "Lqivla" ne consiste pas seulement à aider à l'accouchement; le suivi du nouveau né et de la maman est très important. C'est une tache qui lui est incombe, surtout quand il s'agit d'une première naissance. Des soins traditionnels et des conseils seront donné à la parturiente ainsi que des directives à suivre en cas de problème d'allaitement ou de digestion. Toutefois, elle reste à la disposition de "ses patientes" en cas de besoin et à n'importe quelle heure.
Notre "Qivla" parle également des pratiques connues dans la tradition kabyle que chaque nouvelle accouchée se doit de connaître: mettre la ceinture (Aggus) juste après l'accouchement pour maintenir le bassin et l'emmaillotement (Thutla) pour protéger le bébé et le garder en chaleur. "Anfalen", un mélange de plusieurs ingrédients naturels tels que le sucre, la poudre de noix, le musc, l'ambre, le henné... Le tout mélangé avec de l'eau de rose que l'Qivla prépare et l'étale à l'aide d'une pièce de monnaie sur le front des enfants et des jeunes filles, en récitant une formule magique.
Ce geste pratiqué à certaines occasions, comme les fêtes religieuses, circoncisions ...etc. est censé porter chance, éviter la malédiction et éloigner l'œil et la mal chance d'après elle. Des rituels ancrés dans nos traditions et qui ont survécu aux âges dont seule l' Qivla détient le secret. Un savoir occulte qui se transmet d'une génération à l'autre.
Aujourd'hui, la tradition a laissé place aux évolutions cliniques. En raison de la disparition progressive du métier de sage femme sous sa forme traditionnelle, la dernière Qivla du village Souama, est reléguée au rang de relique communautaire.
"Aujourd'hui les jeunes filles ne sont plus intéressées par ce métier, elle préfère suivre des études, ou faire des formations. A notre époque, il ne y'avait pas d'hôpitaux, on n'avait pas le choix ; maintenant c'est différent", regrette Lla Adidou d'une voix enrouée, tout en remettant de ses mains tremblantes et fatiguées son foulard de soie traditionnel (Amendil) qui a glissé le long de son visage, laissant apparaître sa chevelure grise.
Nous quittons le domicile de Lla Adidou, le cœur serré. Le visage de la vénérable vieille femme qui a vu naître des générations de villageois exprime un profond regret quant à l'absence de relève. A travers Lla Adidou, nos pensées vont vers toutes les autres sages femmes de notre village, Aziza Ath Abdelkader, Titem Ifeknass , Djohra Thawdiîth , Titem Thayederth et Zineb Thahemouts qui ne sont plus parmi nous aujourd'hui.
Ces femmes qui resteront gravées dans la mémoire de chacun de nous, elles ont donné de leurs vies, de leurs temps de leurs cœurs ; elles se sont sacrifiées pour le bien des autres. On ne les remerciera jamais assez.
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