SOCIÉTÉ - Lorsque j'étais adolescent, dans les années 1990, la thématique de la "fuite des cerveaux" revenait dans la plupart des journaux. Le Maroc voyait ses jeunes diplômés prendre la direction de l'étranger pour travailler et fonder une famille. Vingt ans plus tard, le pays fait face à quelque chose de pire: au lieu de fuir le pays, les cerveaux y restent mais se mettent au congélateur pour ne pas avoir à réfléchir. On est passé de la fuite des cerveaux à la ruine des consciences.
Ce diagnostic a de quoi choquer, je l'admets. Mais la réalité est brutale et ne souffre pas de nuances.
A partir des années 2002-2003, l'économie marocaine s'est transformée ouvrant de belles opportunités aux talents et aux capitaux locaux. La preuve en est que l'immigration clandestine s'est tarie, le relais ayant été pris par les subsahariens. Pourtant, j'ai l'impression que le niveau a baissé. L'accumulation de richesses et d'infrastructures ne se retrouve pas dans la ressource humaine et le vivre-ensemble. En l'espace d'une décennie, nous sommes passés d'une société pauvre et autoritaire à une société un peu moins pauvre mais résolument médiocre. La main qui a rempli le ventre a vidé les esprits.
La médiocrité se définit par la recherche constante de la moyenne, partout. Le mot vient du latin mediocris c'est-à-dire moyen, ordinaire. Ne pas faire de vagues, ne pas incommoder tel ou tel puissant, baisser la tête devant l'incurie que ce soit dans le public ou dans le privé, regarder ailleurs lorsqu'une injustice est commise. L'important est de payer les traites de la voiture et voyager à Marbella ou Dakhla une fois par an. La médiocrité est devenue un mode de vie, une assurance-vie en réalité: le meilleur moyen de s'en sortir dans une société où il faut sauver les apparences.
Le résultat se retrouve dans tous les domaines. A la télévision pour présenter les actualités en arabe, nous embauchons des journalistes jordaniens et syriens comme si nos instituts de journalisme ne servaient à rien. Dans les stades, nous alignons une majorité de joueurs binationaux (nés et formés ailleurs) comme si nos enfants et adolescents ne savaient plus taper dans une balle. Aux JO, nos athlètes ne brillent plus comme avant (rappelez-vous de la génération extraordinaire coachée par Daouda dans les années 1990). Tout se passe comme si la société s'était ramollie et abandonnée aux délices de la paresse.
Le problème touche toutes les classes sociales, élites et gouvernement inclus. Nos ministères ont besoin de faire valider leur plan directeur (ou roadmap pour les intimes) par des grands cabinets internationaux. Sans ce précieux sésame, ils ne font rien. Tout ce qui compte, du Plan Vert au funeste Plan Azur, a été cuit, assaisonné et servi par des cerveaux "importés". Prix du jour-homme: 2.000 ou 3.000 euros.
Si la misère matérielle a bien reculé au Maroc, l'indigence a conquis les esprits. La futilité est devenue une culture à part entière. Le problème est très grave car la médiocrité est difficile à combattre. On peut envoyer un fonctionnaire en prison pour corruption mais que faire d'un cadre incompétent? Les tribunaux ne connaissent pas le délit d'ineptie. Le code pénal ignore l'incompétence.
Être superficiel est une qualité désormais dans un corps social qui ne veut absolument pas entendre parler des questions qui fâchent. Elles sont au nombre de quatre à mes yeux: (a) notre souveraineté est contestée de Guelmim à Lagouira; (b) nous avons raté le virage de la mondialisation; (c) la jeunesse ne supporte plus de voir sa vie gâchée par la pauvreté et l'analphabétisme; (d) l'eau potable se raréfie à vue d'œil.
Aucune de ces questions n'occupe le devant de la scène car la priorité est donnée au divertissement. FC Barcelone ou Real Madrid, Badr Hari ou Lamjared, Hajj ou Omra, BMW ou Mercedes. Quelle grandeur! Quelle audace! "Enrichissez-vous, amusez-vous et foutez-nous la paix", c'est le seul message que les élites veulent bien passer au peuple.
La société marocaine souffre d'anomie. Pour comprendre ce mot savant, il faut penser à l'anémie, cette affection qui peut tuer un individu dont l'organisme a un manque en fer. L'anomie, quant à elle, est une maladie qui se manifeste dans le corps social où le sens se fait rare. Elle survient dans les sociétés qui n'ont plus rien à se raconter. Le manque de sens peut précipiter un pays dans le désarroi et le pousser dans les bras d'aventuriers.
Prenez l'exemple du karkoubi, cette drogue qui a ruiné des milliers de vies au Maroc. Elle est présente partout. Avez-vous déjà entendu un ministre, un universitaire ou un artiste se saisir de ce thème? Ils préfèrent commenter l'actualité en Syrie en recyclant Wikipédia. D'où provient le karkoubi? Qui en fait le commerce? Quels risques pour la santé? C'est cela produire du sens: raconter une histoire qui tienne debout.
Il en va de même pour le hooliganisme. Qui aurait pu croire il y a juste cinq ans que des Marocains tueraient d'autres Marocains dans un stade de foot? L'inimaginable s'est produit et aucun penseur, aucun politicien, aucun responsable n'a pris la peine de parler au grand public, d'interpeller les parents et les éducateurs. On a laissé les policiers s'occuper d'un problème qui dépasse largement le cadre du maintien de l'ordre.
Il revient aux intellectuels de résorber l'anomie, ce cancer qui ronge la société marocaine. Contrairement au peuple - c'est-à-dire ceux et celles sur lesquels s'exerce le pouvoir - ils ont le temps de réfléchir. Ils ne sont pas obligés de se lever à 5h du matin pour planter et irriguer. Un intellectuel, par définition, échappe à la condition du prolétaire et a tout loisir d'écrire et de créer. En théorie en tout cas.
Or, nos intellectuels brillent par leur absence. A Al Hoceima comme à Guerguerat, je n'ai pas vu les universitaires s'adresser à la société pour décoder et démystifier. Expliquer que la Kabylie algérienne connaît des centaines d'Al Hoceima depuis 1991. Dire que le bilan des affrontements (zéro mort chez les manifestants) démontre la grande retenue des forces de l'ordre. Affirmer, arguments à l'appui, que le Maroc n'a rien gagné au Sahara en positionnant des hommes dans la zone tampon pour ensuite les retirer unilatéralement. Rappeler l'immense effort de développement humain fourni par l'Etat dans les provinces du Sud et le mettre au regard des investissements accomplis dans d'autres régions périphériques du pays.
Il est possible que nos universités ne disposent pas de WiFi et que nos chers professeurs soient loin de se douter de ce qui se passe en-dehors de leur faculté. Ou peut-être s'inspirent-ils de la classe politique dont la vacuité saute aux yeux même des observateurs les plus bienveillants.
Vivre de ses idées est une tâche difficile au Maroc comme ailleurs. C'est pour cela que les intellectuels donnent des cours à l'université ou s'affilient à des agences gouvernementales. Haute autorité de la communication audiovisuelle, Institut royal de la culture amazigh, Bibliothèque nationale, etc. Il faut bien manger.
Le prix à payer se nomme indépendance et courage. Comment mordre la main qui vous nourrit? Comment critiquer le ministère de l'Education alors qu'il vous permet d'exercer un petit pouvoir sur la dizaine de doctorants que vous encadrez? Comment dire à un chef de parti qu'il est nul s'il risque de devenir patron du gouvernement demain et couper vos crédits?
On en est là aujourd'hui. Personne ou presque ne défend le système par crainte de froisser l'échelon supérieur. C'est comme si votre garde du corps laissait un voyou vous tabasser de peur que vous ne lui reprochiez sa manière de sauter et de donner des coups. Libre antenne aux charlatans pour dire n'importe quoi (que le Rif est militarisé, que la justice a la main lourde, etc.).
En face, c'est le désert. Personne pour argumenter, débattre et prendre des risques. Il est tellement plus facile d'attendre les instructions (taalimate) et de garder profil bas. A force de ne pas exercer leurs capacités intellectuelles, nos penseurs rémunérés finiront par les perdre. Et les Marocains chercheront chez Zefzafi, Baghdadi et Ronaldo les réponses que leurs élites rechignent à donner.
Ce diagnostic a de quoi choquer, je l'admets. Mais la réalité est brutale et ne souffre pas de nuances.
A partir des années 2002-2003, l'économie marocaine s'est transformée ouvrant de belles opportunités aux talents et aux capitaux locaux. La preuve en est que l'immigration clandestine s'est tarie, le relais ayant été pris par les subsahariens. Pourtant, j'ai l'impression que le niveau a baissé. L'accumulation de richesses et d'infrastructures ne se retrouve pas dans la ressource humaine et le vivre-ensemble. En l'espace d'une décennie, nous sommes passés d'une société pauvre et autoritaire à une société un peu moins pauvre mais résolument médiocre. La main qui a rempli le ventre a vidé les esprits.
La médiocrité se définit par la recherche constante de la moyenne, partout. Le mot vient du latin mediocris c'est-à-dire moyen, ordinaire. Ne pas faire de vagues, ne pas incommoder tel ou tel puissant, baisser la tête devant l'incurie que ce soit dans le public ou dans le privé, regarder ailleurs lorsqu'une injustice est commise. L'important est de payer les traites de la voiture et voyager à Marbella ou Dakhla une fois par an. La médiocrité est devenue un mode de vie, une assurance-vie en réalité: le meilleur moyen de s'en sortir dans une société où il faut sauver les apparences.
Le résultat se retrouve dans tous les domaines. A la télévision pour présenter les actualités en arabe, nous embauchons des journalistes jordaniens et syriens comme si nos instituts de journalisme ne servaient à rien. Dans les stades, nous alignons une majorité de joueurs binationaux (nés et formés ailleurs) comme si nos enfants et adolescents ne savaient plus taper dans une balle. Aux JO, nos athlètes ne brillent plus comme avant (rappelez-vous de la génération extraordinaire coachée par Daouda dans les années 1990). Tout se passe comme si la société s'était ramollie et abandonnée aux délices de la paresse.
Le problème touche toutes les classes sociales, élites et gouvernement inclus. Nos ministères ont besoin de faire valider leur plan directeur (ou roadmap pour les intimes) par des grands cabinets internationaux. Sans ce précieux sésame, ils ne font rien. Tout ce qui compte, du Plan Vert au funeste Plan Azur, a été cuit, assaisonné et servi par des cerveaux "importés". Prix du jour-homme: 2.000 ou 3.000 euros.
Si la misère matérielle a bien reculé au Maroc, l'indigence a conquis les esprits. La futilité est devenue une culture à part entière. Le problème est très grave car la médiocrité est difficile à combattre. On peut envoyer un fonctionnaire en prison pour corruption mais que faire d'un cadre incompétent? Les tribunaux ne connaissent pas le délit d'ineptie. Le code pénal ignore l'incompétence.
Être superficiel est une qualité désormais dans un corps social qui ne veut absolument pas entendre parler des questions qui fâchent. Elles sont au nombre de quatre à mes yeux: (a) notre souveraineté est contestée de Guelmim à Lagouira; (b) nous avons raté le virage de la mondialisation; (c) la jeunesse ne supporte plus de voir sa vie gâchée par la pauvreté et l'analphabétisme; (d) l'eau potable se raréfie à vue d'œil.
Aucune de ces questions n'occupe le devant de la scène car la priorité est donnée au divertissement. FC Barcelone ou Real Madrid, Badr Hari ou Lamjared, Hajj ou Omra, BMW ou Mercedes. Quelle grandeur! Quelle audace! "Enrichissez-vous, amusez-vous et foutez-nous la paix", c'est le seul message que les élites veulent bien passer au peuple.
La société marocaine souffre d'anomie. Pour comprendre ce mot savant, il faut penser à l'anémie, cette affection qui peut tuer un individu dont l'organisme a un manque en fer. L'anomie, quant à elle, est une maladie qui se manifeste dans le corps social où le sens se fait rare. Elle survient dans les sociétés qui n'ont plus rien à se raconter. Le manque de sens peut précipiter un pays dans le désarroi et le pousser dans les bras d'aventuriers.
Prenez l'exemple du karkoubi, cette drogue qui a ruiné des milliers de vies au Maroc. Elle est présente partout. Avez-vous déjà entendu un ministre, un universitaire ou un artiste se saisir de ce thème? Ils préfèrent commenter l'actualité en Syrie en recyclant Wikipédia. D'où provient le karkoubi? Qui en fait le commerce? Quels risques pour la santé? C'est cela produire du sens: raconter une histoire qui tienne debout.
Il en va de même pour le hooliganisme. Qui aurait pu croire il y a juste cinq ans que des Marocains tueraient d'autres Marocains dans un stade de foot? L'inimaginable s'est produit et aucun penseur, aucun politicien, aucun responsable n'a pris la peine de parler au grand public, d'interpeller les parents et les éducateurs. On a laissé les policiers s'occuper d'un problème qui dépasse largement le cadre du maintien de l'ordre.
Il revient aux intellectuels de résorber l'anomie, ce cancer qui ronge la société marocaine. Contrairement au peuple - c'est-à-dire ceux et celles sur lesquels s'exerce le pouvoir - ils ont le temps de réfléchir. Ils ne sont pas obligés de se lever à 5h du matin pour planter et irriguer. Un intellectuel, par définition, échappe à la condition du prolétaire et a tout loisir d'écrire et de créer. En théorie en tout cas.
Or, nos intellectuels brillent par leur absence. A Al Hoceima comme à Guerguerat, je n'ai pas vu les universitaires s'adresser à la société pour décoder et démystifier. Expliquer que la Kabylie algérienne connaît des centaines d'Al Hoceima depuis 1991. Dire que le bilan des affrontements (zéro mort chez les manifestants) démontre la grande retenue des forces de l'ordre. Affirmer, arguments à l'appui, que le Maroc n'a rien gagné au Sahara en positionnant des hommes dans la zone tampon pour ensuite les retirer unilatéralement. Rappeler l'immense effort de développement humain fourni par l'Etat dans les provinces du Sud et le mettre au regard des investissements accomplis dans d'autres régions périphériques du pays.
Il est possible que nos universités ne disposent pas de WiFi et que nos chers professeurs soient loin de se douter de ce qui se passe en-dehors de leur faculté. Ou peut-être s'inspirent-ils de la classe politique dont la vacuité saute aux yeux même des observateurs les plus bienveillants.
Vivre de ses idées est une tâche difficile au Maroc comme ailleurs. C'est pour cela que les intellectuels donnent des cours à l'université ou s'affilient à des agences gouvernementales. Haute autorité de la communication audiovisuelle, Institut royal de la culture amazigh, Bibliothèque nationale, etc. Il faut bien manger.
Le prix à payer se nomme indépendance et courage. Comment mordre la main qui vous nourrit? Comment critiquer le ministère de l'Education alors qu'il vous permet d'exercer un petit pouvoir sur la dizaine de doctorants que vous encadrez? Comment dire à un chef de parti qu'il est nul s'il risque de devenir patron du gouvernement demain et couper vos crédits?
On en est là aujourd'hui. Personne ou presque ne défend le système par crainte de froisser l'échelon supérieur. C'est comme si votre garde du corps laissait un voyou vous tabasser de peur que vous ne lui reprochiez sa manière de sauter et de donner des coups. Libre antenne aux charlatans pour dire n'importe quoi (que le Rif est militarisé, que la justice a la main lourde, etc.).
En face, c'est le désert. Personne pour argumenter, débattre et prendre des risques. Il est tellement plus facile d'attendre les instructions (taalimate) et de garder profil bas. A force de ne pas exercer leurs capacités intellectuelles, nos penseurs rémunérés finiront par les perdre. Et les Marocains chercheront chez Zefzafi, Baghdadi et Ronaldo les réponses que leurs élites rechignent à donner.
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