
Ceux qui ont pu visiter l'Irak sous embargo en 2002, alors que s'accumulaient les nuées malsaines de la guerre, pouvaient sentir de Baghdad au Nadjaf, et sans doute jusqu'à Basra, que le désespoir avait une consistance palpable, matérielle. Si lourde que certains en arrivaient à voir dans le cataclysme qui s'annonçait une issue possible.
Beaucoup admettrons par la suite que c'était une illusion, une fausse issue, pour les peuples et les individus d'Orient ou du monde arabe qui sont un peu comme les humains dans la mythologie grecque constamment ballotés entre les humeurs changeantes des Dieux de l'Olympe.
Le magnifique recueil de nouvelles d'Akram Belkaïd qui se lit comme un roman polyphonique avec des personnages qui s'entrecroisent tous dans un moment où un des Dieux de l'Olympe moderne, de l'Empire, donne l'ordre d'entamer le carnage, m'a replongé dans l'Irak de 2002.
Un voyage en voiture de Baghdad à Nadjaf dans un tacot poussif avec des arrêts multiples et des rencontres avec des hommes usés par «l'attente» et dont le désespoir tournait au cynisme. Plutôt le feu que cette attente dans les limbes de nulle part, m'avait dit dans un accent presque biblique un artiste-peintre.
L'Irak en était-là, indéfiniment puni dans sa chair et son esprit tandis qu'ailleurs, dans cette Olympe moderne, qui peut être située quelque part entre la Maison Blanche, le Pentagone, le Capitole et la «main invisible » du business, on s'amusait à affamer les humains, à remodeler des pays et des peuples.

Les nouvelles-roman d'Akram Belkaïd par leur ampleur géographique et humaine nous révèlent que ce n'était pas seulement l'Irak qui était mis en souffrance, mais qu'il n'était que l'épicentre d'un nouveau jeu de guerre de l'Empire dont les répliques s'étendent vont de « l'eau à l'eau », de l'Atlantique au Golfe.
Dans l'Olympe des temps actuels, Arès, le dieu de la guerre, pourrait prendre les airs texans d'un Dick Cheney secondé par quelques «princes de ténèbres» néo-conservateurs qui décident, sans nécessité vitale pour l'Empire, juste pour étaler sa force, d'aller détruire l'Irak.
Choc et stupeur
L'égo blessé des dirigeants de l'Empire par l'affront du 11 septembre 2001 devait être traité par le sang et la destruction. Et à cela, le lointain et pauvre Afghanistan ne suffisait pas, il fallait une prise autrement plus symbolique, plus significative et plus lucrative.
Quoi de mieux que Baghdad, la ville d'Errachid, de Bayt Al Hikma avant le déferlement d'Hulagu. Ainsi en ont décidé les Dieux de l'Empire, dans les bureaux lambrissés de la Maison blanche et du Pentagone : Hulagu en 2003 jouera donc au « Shock and Awe », au choc et stupeur, dans le ciel, les routes et le cœur de l'Irak.
Cette partie qui n'est pas finie a commencé dans la nuit du 20 mars 2003... Et quand les Dieux s'amusent, les pauvres humains trinquent, meurent, disjonctent, trahissent, font preuve de veulerie ou alors, malgré eux, emportés par les évènements, défient les Dieux et les puissants.
Il y a dans les quatorze nouvelles de «Pleine lune sur Bagdad » d'Akram Belkaïd situées toutes en cette nuit de la grande faucheuse, de la tragédie, du comique, du pitoyable mais aussi - et surtout sans doute - une présence puissante de la poésie.
Même dans les moments sordides, quand le couteau se met à larder les chairs, la poésie surgit, lumineuse, entêtée, la parole intime qui permet à l'humain, même vaincu, de regarder de haut ces nouveaux Dieux qui ont décidé de semer le chaos dans les pays et les esprits.
La poésie qui vainc les vipères
La poésie, celle de Nazak Al Malaika, d'Al Jawahiri, de Sayyab, Darwiche, Abdel Amir Jarras et tant d'autres, n'est pas un élément de décor. Elle est celle qui «vainc les vipères», la parole essentielle qui se transmet dans le silence, au milieu des bruits, sous le feu.
Les mots des poètes, sans armes, attachés à la terre et à la lune, si humains, si irrémédiablement humains, qu'ils en deviennent inaccessibles aux Dieux de l'Empire et aux satrapes qui les servent.
Ces nouvelles décrivent à travers une série de personnages un monde arabe qui a déjà basculé dans les horreurs sous l'effet des caprices impériaux, des apprentis sorciers qui ont décidé que le chaos sera créateur, sans oublier, les veules dictatures locales.
L'échec est partout. Seule la poésie y échappe car portée par des «siècles de bouches cousues » qui ont néanmoins trouvé et conservé un art de dire, précieux et rare. C'est elle qui de la rue Al-Mutanabi à Baghdad au rivage encerclé de Ghaza à l'âne de la nuit (Hmar Ellil) qui étreint un chirurgien à Alger, permet de se rire de sa propre faiblesse et de la morgue des puissants.
C'est elle, en contrechamp des appétits sanglants des Arès américains, qui fait l'unité du recueil, des personnages. C'est elle qui dit leur humanité si fragile face à la machine qui broie, face au « choc et à la stupeur ».
Au soir du 20 mars 2003, dans un intermède de fin de règles, de fin de règne et de fin d'ordre, les personnages qui font ces nouvelles - insatisfaits, braqués, en alerte, en colère, en autodérision - pressentent que le choc et la stupeur vont prendre des dimensions encore plus grandes.
La première nouvelle se déroule dans Bagdad qui «sent roder le spectre de Hulagu Khan » avec un couple de lettrés - un militaire ancien professeur de littérature et son épouse, son ex-élève - qui discute de quel précieux livre se séparer pour pouvoir s'acheter la provision de lait du bébé.
La guerre est là, le souvenir de la précédente aussi, l'expédition sur Koweït City et la virée dans la maison de la poétesse irakienne Nâzik al-Malâïka... Et puis l'arbitrage à faire, quel livre céder ? L'inestimable diwan d'al-Jawâhiri, « chantre de l'Euphrate et arpenteur inspiré des berges du Tigre », l'âme du peuple d'Irak ? Bien sûr que non !
Mais il faudra bien se délester d'un livre et rester à Bagdad alors que le Hulagu des temps modernes, surarmé et totalement irresponsable va frapper et allumer tous les feux des séditions qui couvaient sous la poigne d'un dictateur dont les jours sont déjà comptés.
«Si c'est ce qui est écrit alors que ce qui doit arriver arrive. Mais nous resterons dans ce pays malgré les vipères qui vont déferler... Car seule la poésie vainc les vipères... ».
Danser entre deux martyrs
La poésie aussi à Ghaza. Tandis que les bulldozers de l'occupant ratissent et détruisent une grand-mère apprend à sa petite-fille l'art de la calligraphie qui commence par un «point », le début du chemin à parcourir et qu'il faut continuer à faire. « Tant que nous n'aurons pas atteint le bout du chemin, il nous sera interdit de nous arrêter. Il faudra marcher et marcher encore ».
Sous l'oppression et alors que Hulagu-Bush s'apprête à jouer au feu et au sang, à Ghaza, une enfant transcrit le poète... « Nous dansons entre deux martyrs. Nous aimons la vie autant que possible. Nous dansons entre deux martyrs. Nous aimons la vie autant que possible. Là où nous résidons, nous semons des plantes luxuriantes et nous récoltons des tués. »
Comme une provision secrète sur le chemin qu'il faut continuer à parcourir alors qu'à l'extérieur «on entend des sifflets et poindre les grondements de bulldozers ». La poésie encore accompagne également l'ombrageux gardien des trésors d'Ur et qui tue par devoir des pillards. « Il a été la bête qui se ramasse, qui fonce et qui sème le feu » alors que le choc et l'effroi arrivent de partout, air, terre et mer.
La poésie, même dans l'escalade vers la violence dans Koweït city où une femme, ancien fille de pécheur de perle, qui garde en elle les séquelles du passage des soldats irakiens en 1991, libère une violence trop longtemps contenue. Une description saisissante d'une violence qui monte crescendo tout en étant contrebalancée par la douceur des souvenirs des jours heureux sur le bateau des pécheurs de perles.
« La poésie, ma fille... Il y aura toujours un arabe pour offrir aux siens des vers du Prince errant. La poésie, vois-tu, c'est ce qui tient nos peines et nos frayeurs en respect. C'est ce qui libère l'âme des pesanteurs de ce monde. »
Il y a tant d'histoires dans ces nouvelles et elles ne se racontent pas. Il faut les lire et les déguster. Comme la lettre d'un noir mépris que l'agent chargé de la surveillance Nazek Al Malaika adresse au chef des moukhabarate, le chirurgien trahi à Alger et livré aux terroristes, l'émir qui décide d'envoyer des hommes donner la mort et mourir à Casablanca. Ou encore un personnage à Washington aussi vrai qu'un Ahmed Chalabi, opposant menteur notoire, «géré » par les agents de l'Empire et qui a la vanité de croire qu'il les manipule.
Il faut impérativement lire ces nouvelles-roman qui racontent de l'Atlantique au Golfe l'entrée d'hommes et de femmes dans une nuit sombre décidée par Hulagu Bush que seuls les mots des poètes illuminent par à-coups. Comme pour signifier la permanence de l'humain et de l'espoir.
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