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L'homme marginal ou le dilemme existentiel des jeunes issus de l'immigration

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SOCIÉTÉ - Il y a deux manières de voir la question de l'immigration en Europe: l'idéologique qui sanctifie ou diabolise tout ce qui touche aux immigrés et la sérieuse qui regarde avec pragmatisme ce qui se passe sur le terrain et essaie d'aider à la fois les immigrés et les sociétés qui les accueillent. Très humblement, je me revendique de cette deuxième approche.

Quand j'étais adolescent, au milieu des années 1990, mes professeurs au lycée français de Rabat au Maroc louaient les vertus de la double culture. Ils nous préparaient au bac dit international qui valorise autant l'apprentissage du français que de l'arabe classique. J'ai toujours cru que porter deux cultures était une richesse. Plus tard, je me suis passionné pour l'Amérique latine et je me suis jeté corps et âme dans l'apprentissage du portugais et de l'espagnol. Je ne le regrette pas.

Autour de moi toutefois, je voyais de plus en plus de personnes manifester un profond malaise identitaire. En France, depuis les années 2000, la question de l'identité des jeunes issus de parents immigrés est devenue incontournable. Plus d'une fois, j'ai eu des débats agités avec des Français d'origine étrangère qui faisaient montre d'un rejet épidermique pour la France et ce qu'elle représente. Je n'ai jamais compris cela jusqu'au jour où je suis tombé sur le livre fascinant du sociologue américain Everett Verner Stonequist (1901-1979), The Marginal Man: a Study in Personality and Culture Conflict (New York, 1937).

Que les puristes me pardonnent mais je vais essayer de présenter la pensée de Stonequist d'une manière succincte. Ce sociologue fait partie de l'Ecole de Chicago qui, avant la Seconde Guerre mondiale, s'est penchée sur la psychologie des individus à la croisée des chemins de races et de cultures différentes: métisses nés de mariages mixtes dans un contexte colonial ou dans l'Amérique ségrégationniste, immigrés polonais, italiens et irlandais arrivés récemment aux Etats-Unis. Stonequist - et Robert Park (1864-1944) avant lui - estime que les individus qui portent deux cultures très différentes voire antagonistes sont susceptibles de ressentir une fracture interne qui peut gâcher leur vie. Cette déchirure intime est le fruit d'un conflit entre des loyautés irréconciliables.

Stonequist prend l'exemple d'un enfant métisse issu d'une mère noire et d'un père blanc. Tout le long de sa vie, la société américaine (nous sommes dans les années 1930) lui rappellera qu'il est différent, qu'il incarne la rencontrer de deux mondes. Et il y a de fortes chances que son entourage et ses fréquentations le poussent à se définir une bonne fois pour toute comme Noir ou Blanc. Le choix est lourd de conséquences car on demande à un enfant de renier soit l'héritage de sa mère (connotée par l'esclavage) ou celui de son père (qui le rapproche de fait du groupe dominant et donc de l'assimilation). Le métisse est par excellence "l'homme marginal", un individu écartelé entre des identités contradictoires, un être maudit par un mauvais sort qui veut qu'il soit à la fois l'un et l'autre simultanément. Le Noir et le Blanc, l'Arabe et l'Occidental, l'Algérien et le Marseillais, le Musulman et le Slave, le Latino et l'Américain.

Les conclusions de Stonequist peuvent sembler pessimistes. A ses yeux, les enfants d'immigrés ont une grande conscience de leur identité (ou de leur "différence" pour rependre un terme en vogue en France). La société (l'école, la télévision, etc.) leur jette à la figure constamment qu'ils sont des citoyens spéciaux ("d'origine étrangère" ou "issus d'un métissage"). Certains sortiront par le haut et sublimeront par la création artistique la tension permanente entre culture d'origine et culture d'adoption. C'est peut-être la raison pour laquelle le cinéma et la comédie (voire le football) semblent accueillir plusieurs représentants de la "première" et "deuxième génération". D'autres ne réussiront pas à faire de leur différence un avantage et lutteront contre un malaise profond une vie durant.

Selon Stonequist, certains sombreront dans la délinquance et dilapideront leurs chances à force de vivre en marge. Dans ces cas limites, le recours à la délinquance est une manière extrême de manifester une crise permanente de la conscience de soi.

Fort heureusement, tout dépend de l'individu et du contexte. L'homme marginal peut investir le champ politique ou social en devenant professeur, médiateur ou responsable communautaire. Sous d'autres cieux plus cléments avec le métissage comme le Brésil, l'homme marginal peut se rattacher de manière définitive au groupe dominant via le mariage mixte. Ailleurs, il mettra plus de temps à s'assimiler par le travail et la réussite sociale (heureusement, les exemples ne manquent pas).

Il est frappant de voir comment la théorie de l'homme marginal éclaire la question du terrorisme et de la radicalisation. Ceux qui commettent des attentats sur le sol européen sont dans leur écrasante majorité des hommes marginaux: ils sont issus de l'immigration, ils ont échoué à s'accrocher à l'ascenseur social et naviguent entre précarité et délinquance. Dans la plupart des cas, le sentiment religieux n'est pas déterminant dans leur biographie. Ce qui semble prévaloir est une détresse liée à une identité fracturée: jurer loyauté à la France ou à l'univers des parents?
Khalid Massood, l'auteur du carnage récent à Londres, est né Adrian Elms. Sa mère est Britannique et son père serait Nigérian selon les premiers éléments relayés par la presse (El Pais du 25 mars 2017). La biographie de cet individu colle parfaitement à l'analyse de Stonequist: ni Anglais, ni Africain, ni Blanc, ni Noir, Adrian Elms a plongé dans la délinquance (il a passé 15 ans en prison). Puis un beau jour, il a découvert la "transgression ultime" c'est-à-dire le jihadisme. Et en un temps record, Adrian est devenu le terroriste Khalid.

Et si l'urgence à mourir, l'obstination à faire don de soi n'étaient en réalité qu'une fuite désespérée? Le souhait d'en finir avec une douleur insupportable? La crise de l'homme marginal, balloté entre des cultures puissantes et antagonistes, trouve une issue tragique mais définitive dans le passage à l'acte terroriste. Derrière les kamikazes, l'on peut voir des malades aussi. Cela ne suppose aucune indulgence mais exige une remise en question de la politique de lutte contre la radicalisation. S'intéresser à la psychologie au lieu de parler de théologie. Sonder les esprits au lieu de faire inutilement l'exégèse d'une religion qui n'a jamais prévu de se retrouver en Europe et encore moins en minorité.

Ni Stonequist ni l'Ecole de Chicago n'ont laissé de recettes pratiques à l'intention de nos sociétés fluides, ultra-connectées et multiculturelles. Ils n'ont pas non plus prévu le réveil de l'islam politique ni les guerres en Irak et en Syrie.

A nous donc d'inventer des réponses pour les défis actuels. En adoptant la théorie de l'homme marginal, les décideurs auront l'avantage de ne pas stigmatiser une communauté en particulier. Le danger devient beaucoup plus facile à appréhender et on ne risque plus d'incriminer une religion pour les abus commis par des crétins. Bien entendu, l'islam doit faire sa révolution et s'ajuster à la modernité. Mais, en attendant, on peut lutter contre la radicalisation sur le sol européen sans avoir à ficher l'ensemble d'une population qui dans sa grande majorité souhaite mener une vie normale.

Si les communautés musulmanes acceptent de regarder le problème posé par une jeunesse déchirée par des appartenances conflictuelles, elles pourront prendre leur part de responsabilité. Au lieu de crier au racisme et à l'amalgame, les musulmans d'Europe réfléchiront à des moyens d'atténuer le malaise ressenti par les jeunes générations. Lesquels? Il est bien difficile de répondre à cette question.

Il faudrait peut-être offrir d'autres moyens de se révolter aux centaines de jeunes hommes et femmes qui haïssent l'Europe comme ils se haïssent eux-mêmes. Le sport, l'art, l'action associative et l'entrepreneuriat sont des pistes à envisager. Mais, comme on ne fera pas d'une génération entière des DJs ou des gardiens de but, il faudrait peut-être explorer d'autres voies. Le service militaire peut éventuellement dissiper cette énergie et en faire quelque chose de positif. Le sujet est immense et il n'y a pas de recette miracle.

La théorie de l'homme marginal évite de perdre du temps dans des controverses sans fin avec les prédicateurs et les représentants du culte musulman. Elle permet d'agir vite et bien tout en respectant les convictions religieuses de chacun. Elle parvient surtout à effleurer ce que ni l'enquête judiciaire ni l'assistance sociale ne peuvent approcher: l'âme. Personnellement et en tant que musulman bi-national, je préfère avoir affaire à un problème de sociologie qu'à une guerre de civilisation.

LIRE AUSSI: Arrestation à Madrid de deux Marocains pour apologie du terrorisme



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