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L'hiver arrive? Le chômage des jeunes au cœur d'une révolution tunisienne inaboutie

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"Tous les jeunes sont au chômage! (...) Avec un lavage de cerveau, ils finissent terroristes!"


Le chômage des jeunes au cœur d'une contestation continue de l'État

"Du travail ou une autre révolution", fut un des slogans scandés à Sidi Bouzid lors des manifestations qui ont secoué la Tunisie dès le samedi 16 janvier 2016. Elles faisaient suite à la mort par électrocution de Ridha Yahyaoui, chômeur de 28 ans. Ce slogan politique et ce drame humain illustrent la place centrale de la dimension socio-économique dans les trajectoires de politisation et de radicalisation des jeunes tunisiens. Les cas de Mohamed Bouazizi et de Ridha Yahyaoui, à cinq ans d'écart, illustrent bien cette quête de la dignité autour de l'enjeu de l'autonomisation économique et sociale du jeune en Tunisie. Ainsi, au cœur de la contestation des jeunes puis de la société qui a conduit à la chute du régime de Ben Ali, les mobilisations pour le travail et la dignité n'ont pas cessé en Tunisie depuis 2010. La revendication principale des jeunes vis-à-vis de l'État demeure que celui-ci leur fournisse un emploi décent. Pour le troisième trimestre 2016, le nombre de chômeurs est le plus haut que la Tunisie ait connu. Il s'élève à 15,5%. Il existe cependant une forte variation suivant le sexe et le niveau d'étude. Il est de 23,5% chez les femmes contre 12,4% chez les hommes. Il atteint 31,9% pour les jeunes diplômés du supérieur.

La révolution tunisienne a pu être comprise comme un point de rupture, suite à l'exacerbation des formes d'exploitation et la dégradation des conditions de vie des populations. Elle soulignerait ainsi l'impasse à laquelle ont mené les politiques de développement. Des travaux établissent un lien quasi-mécanique entre les taux d'alphabétisation élevés, notamment chez les jeunes, le manque d'opportunités économiques, le chômage élevé et les contestations de l'État.

Il faut cependant se garder de tout effet de causalité et de faire du déterminisme économique. Et d'abord à cause de la production artificielle des statistiques en Afrique qui sont aussi des modes de domination et de légitimation politiques. N'oublions pas que de nombreuses autres régions du monde soumises à des régimes autoritaires et à un fort appauvrissement économique ne se révoltent pas pour autant. Ensuite parce que les approches processuelles de la contestation en situation mettent en lumière les trajectoires singulières de politisation, le rôle des réseaux (syndicaux, familiaux, etc.) préexistants au moment de la crise, qui ont favorisé sa radicalité et sa diffusion sur l'ensemble du pays, ainsi que son ancrage dans des logiques territoriales.

Ces travaux montrent la "modularité des expériences et des pratiques de politisation, c'est-à-dire leur évolution et leur caractère variable dans le temps et l'espace pour les mêmes acteurs sociaux" à partir des fissures du système de domination clientéliste et de patronage qui prévaut dans la "Tunisie de Ben Ali". Des travaux plus récents mettent en lumière la place importante de l'empêchement matrimonial comme déterminant de l'engagement politique et de ferment de la radicalité politique des jeunes dans leur contestation de l'État et de l'ordre social en Tunisie . Ces mêmes travaux éclairent le lien entre chômage et empêchement matrimonial et trajectoires de politisation des jeunes. Au cœur de cette relation, l'impossibilité pour les jeunes de devenir des adultes sociaux, ce qui passe par le mariage en Tunisie, sans une source de revenus stables, donc un travail. Cette situation touche indifféremment les femmes et les hommes, même si ses articulations sociales sont sexuées. Ce qui explique en partie la forte participation des femmes aux mobilisations pour le travail et autour des revendications de développement régional.

Les territoires de la colère: entre reconnaissance institutionnelle et abandon économique


Nous pouvons noter que les gouvernorats de Kasserine et Sidi Bouzid, épicentre de la contestation en décembre 2010 et des mobilisations des jeunes pour le travail, ont les taux de chômage et de célibat les plus importants du pays. Sur la base du dernier recensement de la population de 2014,
et des ajustements conjoncturels, le taux de chômage est de 30 % à Kasserine, contre 15,5 % sur le plan national; de même, le taux de célibat y est de 41.5% lorsque la moyenne nationale est de 36.8%.

Mes travaux récents montrent dans quelle mesure la question territoriale, les difficultés d'autonomisation économique des jeunes dans les espaces ruraux expliquent en partie l'identité contestataire et l'inscription de ces régions comme foyer du radicalisme politique. C'est ce que le nouveau Chef du gouvernement Youssef Chahed nomme "la dualité jeunes et régions". Le tableau ci-dessous illustre cette articulation entre chômage, empêchement matrimonial et régions défavorisées de l'intérieur.

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Les déséquilibres d'accès à l'emploi et de possibilité matrimoniale pour les jeunes des régions intérieures ne semblent pas trouver de solution alors que la nouvelle constitution reconnaît la nécessité de rattraper le développement de ces régions d'une part et que Youssef Chahed en a fait l'une des priorités du "gouvernement d'Union Nationale" qu'il dirige.

En effet, les gouvernements successifs depuis janvier 2011 n'ont pas su répondre à cette exigence d'une jeunesse de plus en plus impatiente de profiter du printemps annoncé. Le modèle économique promu depuis 2011 semble peu apte à inverser la tendance dans un pays qui vit la plus grave crise économique et sociale de son histoire. En effet, la dette publique atteint, au mois de juin 2016, un niveau record de 59% du PIB (alors que cette même dette était évaluée à 41% du PIB à la fin de 2010), avec de surcroît un déficit budgétaire de 62% constaté fin 2016, soit le taux le plus élevé atteint au cours des trente dernières années. Alors même que la croissance économique stagne à 1,2%, à savoir un niveau très éloigné des standards qui autorisent un rythme de créations d'emplois à la hauteur des défis que vit ce pays et se doit de relever.

Les mobilisations actuelles pour le travail et le rattrapage économique du gouvernorat de Tataouine, dont le taux de chômage rappelle celui de Kasserine, semblent indiquer que les contestations s'amplifient chaque jour davantage.

Le risque d'un hiver violent porté par une jeunesse dé-abusée

D'après des décomptes officieux, les régions de Kasserine et de Sidi Bouzid ont fourni un grand contingent de combattants étrangers en Syrie à l'Organisation de l'État Islamique (OEI) ou du Front Al-Nosra (affilié à Al-Qaida) mais aussi sur les terrains de guerre d'Afghanistan, d'Irak ou de Libye. La région du Centre-Ouest qui comprend Kasserine et Sidi Bouzid s'est distinguée dans le passé par sa féroce résistance à la colonisation française, puis par sa résistance à Bourguiba. C'est aussi la région qui a payé le prix le plus élevé en terme de vies humaines pendant la séquence révolutionnaire de décembre 2010 à janvier 2011.

Ainsi, d'après Geoffrey Macdonald et Luke Waggoner qui dirigent une équipe de chercheurs sur l'engagement terroriste international des Tunisiens, ils seraient près de 7.000 Tunisiens, hommes et femmes, à être enrégimentés dans les rangs de groupes extrémistes hors du territoire national en Syrie ou en Irak par exemple. Les Tunisiens formeraient de la sorte le plus grand contingent de combattants étrangers au sein de l'État Islamique (DAECH). D'après la même étude que confirment nos propres travaux, parmi les causes premières de cet engagement radical, la pauvreté, l'empêchement matrimonial, le sentiment d'abandon de l'État.

Ce lien entre chômage, sentiment d'abandon de l'État et de marginalisation économique et processus de politisation et de radicalité ressort bien, dans un registre dramatique, dans le témoignage de Nassim Soltani. Ce jeune rural de 20 ans, dont le cousin, Mabrouk Soltani, berger de 16 ans a été décapité par un groupe terroriste sur le Mont Chaâmbi, près de leur village de Saltniya dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, témoigne: "Nous vivons un degré de pauvreté qui se situe bien en dessous de zéro... nous mangeons des feuilles que ma mère ramasse, lave et cuit... le terrorisme est capable de nous acheter! Oui, il achèterait tous les jeunes de la région de Slatinya...".

Un rapport indique que l'autre foyer important de provenance des Tunisiens qui rejoignent les rangs de l'extrémisme violent est le Grand Tunis, notamment ses banlieues sud paupérisées. Ce rapport indique que plus de 2.224 personnes sont actuellement poursuivies en Tunisie pour terrorisme, soit près de 03 personnes sur 10.000.

La question d'un possible hiver politique en Tunisie après son printemps se pose avec d'autant plus d'urgence qu'en plus des contestations des jeunes qui n'en finissent pas, la question du retour des Tunisiens enrôlés dans l'extrémisme violent se pose avec de plus en plus d'acuité.

Objet de controverses, la question divise profondément la société et la classe politique tunisienne.

Si le président de la république Caïd Essebsi assure que la Tunisie est prête à accueillir ses enfants impliqués dans des mouvements extrémistes en respect de la Constitution, que Rached Ghannouchi, le leader du parti islamiste Ennahda, préconise de les accueillir dans le cadre d'un suivi socio-psychologique fournit par l'État, la principale réponse apportée jusqu'ici est sécuritaire et judiciaire.

Conclusion

Cet article vise à rendre compte de l'indétermination de la trajectoire politique de la Tunisie. Il s'agit, à partir de nos recherches conduites depuis 2012 et combinant les techniques quantitatives et une approche ethnographique notamment par l'observation participante et les récits de vie, d'attirer l'attention sur les risques de la non résorption du chômage des jeunes en Tunisie aujourd'hui alors même qu'il est l'un des piliers centraux des manifestations ayant conduit à la chute de Ben Ali. Chômage qui continue à alimenter la contestation sociale et politique, au risque de faire advenir une saison des douleurs en Tunisie.

Comme le dit très justement une diplômée-chômeuse rencontrée à Majel Bel Abbes, dans le gouvernorat de Kasserine, "بالخدمة نفرّح لمّيمة نولّي حاسس عندي قيمة، يا بابا بالله سامحني و الشوماج راو ذبحني" ("avec le travail je rends ma mère heureuse, et je deviens une personne de valeur, mon père pardonne-moi, le chômage m'a tuée"). Qu'a en effet à perdre un jeune qui s'estime déjà mort?

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