
Une bande de papier suffit. Joignez les deux extrémités de façon à former un cercle, et avant de les scotcher ensemble, appliquez une torsion à la bande.
Au lieu d'une forme classique, dotée d'une face intérieure et d'une face extérieure, vous avez relevé le défi d'avoir un ruban à une seule face.
Le ruban d'August Möbius est véritablement un objet fascinant. Pas seulement pour ses propriétés, mais sur son discours philosophique. Ce qu'il dit de nous, ce qu'il dit pour nous. De cet angle-là, le ruban prend l'allure d'un canevas, ou d'un motif.
Pour un court instant, imaginez-vous marchant sur une route. A mesure que vous avancez, vous vous rendez compte de similarités, de plus en plus frappantes. Et pour cause, cette route est un ruban de Möbius, et vous avez déjà été là où vous êtes.
En d'autres termes, vous êtes dans un cycle identique à répétition illimitée. Un peu comme le rocher de Sisyphe, mais sans le rocher et sans la montagne. La société moderne, semblerait-on dire, a aplani la montagne et a formaté le rocher. Bienvenue dans un monde à deux dimensions plongé dans un espace euclidien à trois dimensions (plus le temps).
I/ Pas de départ, pas d'arrivée
Le ruban n'est fait que de papier. Mais il crée la prison parfaite.
Il n'y a point de départ absolu sur le ruban, seulement des points arbitraires et des pensées relatives. Au fond, nous marchons dans un loop. Le libre-arbitre a été confisqué avant même que nous ayons été placés sur le point arbitraire duquel on a commencé la Longue Marche vers la Promesse d'un Autre Point. La promesse, seulement. La foi, trompeuse une fois de plus.
Une question surgit: Qui a formé le ruban?
La réponse est simple: Vous, en début de texte. Vous avez joint les deux extrémités, scotché les deux bouts, et maintenant vous vous imaginez marchant dans un ruban de Möbius.
Moralité : notre vécu est conditionné par un refus du changement et une recherche du confort, deux éléments profitant aux forces qui œuvrent dans l'ombre à nos dépens. Nous nous enfermons nous-mêmes dans une dimension unique en recherchant la tranquillité d'esprit.
Parlons pratiquement.
II/ De Möbius à Tomasi
Maintenant que nous avons instauré l'idée que nous sommes, possiblement, dans un cycle infini dont nous refusons de réaliser l'existence, prenons un exemple concret.
Une phrase particulière du Guépard mérite l'attention : "Il faut que tout change, pour que tout reste comme avant". Cette sentence, présentée tôt dans le texte, revient plus tard comme un leitmotiv.
Le Guépard, chef d'œuvre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, est un commentaire sur l'écroulement d'un ordre social et son remplacement, silencieux, presque sans remous à long terme, par un autre.
Les révolutions perdent de leur sens, en ce qu'elles sont un évènement de plus sous le soleil.
Le changement est nié, au profit d'un bal où certains sortent de la piste et laissent d'autres rentrer. Et au milieu de tout cela, du rêve, des illusions sont vendues, distribuées, à ceux qui soudain veulent le changement.
Les révolutions sont condamnées à périr, écrasées sous le poids des intérêts inamovibles. Le roi est mort, vive la république. La république est morte, vive le roi. Et ainsi va-t-on, de point arbitraire sur le ruban de Möbius où nous sommes tous.
Pour paraphraser très inexactement Rachid Driss, les révolutions ne sont plus un prélude au bonheur des peuples, seulement une étape de leurs souffrances. Originalement il s'agissait d'une question, mais à mesure que les arguments s'empilent, la conclusion se mue en évidence.
Curieusement, j'avais pour la première fois lu Le Guépard en mars 2011, et le cynisme acerbe de la doctrine möbiusienne du changement fictif, des intérêts victorieux et de la corruption inamovible, allait à l'encontre de l'optimisme naïf que je continue de cultiver plus ou moins secrètement.
Force est de constater, que, progressivement, nous revenons au point arbitraire de départ. Rien, ou presque n'a changé. Les voix s'élèvent dans une cabine insonorisée faite d'indifférence et de billets de banque. Les mains autoritaires sont remplacées par d'autres.
Pour que tout soit resté comme avant, il a fallu que tout change.
Mais pas même un souffle d'air s'est échappé du monde du ruban.
III/ Et après?
Je n'irai pas par trente-six façons: il faut couper le ruban. Il faut brûler le ruban. Il faut répandre les cendres du ruban dans le désert.
Le principal obstacle aux Grands Chamboulements a toujours été la même chose. Je ne parle plus d'éléments omniprésents, déjà composantes de l'équation, tels les intérêts des groupes régnants.
L'ennemi du changement a toujours été l'indifférence. L'apathie. Les gens qui pensent qu'un mois d'insurrection remplace des centaines d'années de Rien triomphant. Ceux dont l'attention est vite reprise par les derniers rebondissements d'émissions télévisées abruties. Ceux qui pensent qu'il ne faut pas faire de vagues, qu'il ne faut pas secouer la barque.
Au diable la barque, au diable l'océan. Au diable les lois criminelles qui ne se contentent pas d'absoudre le Mal mais l'élèvent à la sainteté. Au diable les prêtres, d'âge, de faces différentes, mais tous manquant singulièrement de sens moral.
Il n'y a jamais eu de libération dans la politique des partis, et il n'y a jamais eu de salvation dans le roudhoukh, dans l'acceptation de la misère morale comme fatalité. Il n'y a jamais eu de liberté pour ceux qui marchent, sans direction et sans origine, sur un ruban de Möbius jonché de reliques de la Vie Parfaite.
Je donne ma voix au jeune Bourguiba, que je préfère au vieux: "Chaque fois que le gouvernement se trouve impuissant à accomplir son devoir vrai, chaque fois que les moyens de la duplicité, de l'intoxication et de la poudre aux yeux, se révèlent inopérants, il recourt à une politique de force [...] pour détourner le peuple de ses revendications et terroriser les faibles [de l'esprit, dans notre cas] à préférer leur condition présente, leur misère, leur dénuement, leur humiliation, au sort dont ils sont menacés."
A la fin, quand le discrédit des institutions constitutionnelles sera complet, quand les acquis démocratiques seront bafoués, quand la corruption aura été pardonnée, il ne restera que ceux qui chemineront leur ruban de Möbius. Et ceux qui s'en libéreront et en feront un bûcher de vanités.
Choisissez votre camp.

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