Accoudé au bastingage, emmitouflé dans sa couverture grise Alimu* regarde avec un regard curieux, mêlé d'anxiété, se dessiner les côtes européennes à l'horizon. L'Aquarius entre dans le port de Messine en Sicile, pour débarquer 300 personnes secourues en mer quelques jours plus tôt.
"Assieds toi, je t'en prie" me dit-il, en faisant signe à ses compagnons de me libérer une place sur un banc en bois. Après ce voyage interminable, Alimu a tout son temps et surtout il tient à partager ce qu'il a vécu de l'autre côté de la Méditerranée. Pour essayer de comprendre comment il a pu arriver jusqu'ici. Et pour que les autres sachent.
En Gambie, il gérait une petite agence de voyages et de location de vélos pour les touristes. "J'étais heureux, je vivais bien" me dit-il en se prenant la tête entre les mains. Alimu n'avait aucune intention de venir jusqu'en Europe, il voulait juste voyager, "découvrir" d'autres pays... Et le voilà arrivant en Italie à bord d'un bateau humanitaire après avoir survécu à l'inimaginable.
Un an auparavant, un ami lui conseillait de le rejoindre en Libye, lui faisant miroiter la possibilité de travailler et de bien gagner sa vie. Alimu ne comprend que bien plus tard qu'il est tombé dans un piège. "Dès que je suis arrivé en Libye, je me suis retrouvé en prison, à Bani Walid" explique-t-il. Il n'avait commis aucun délit, mais, en Libye il n'y a ni plus police, ni justice, encore moins pour les "africains". "Là bas, nous les noirs, nous sommes toujours kidnappés, battus et emprisonnés" poursuit-il. "Une fois dans les prisons, on nous rackette et quand on n'a rien sur nous, on doit demander à nos familles d'envoyer de l'argent. A Bani Walid, ils m'ont demandé 5000 dollars pour sortir de la prison". Mais Alimu n'avait pas cet argent et aucun moyen de le trouver. "Si on ne payait pas, les gardes nous attachaient les mains avec du fil de fer et nous électrocutaient. Ca m'est arrivé plusieurs fois". Il me montre les cicatrices sur ses poignets. "Ils t'électrocutent pour que tu payes, pour que tu appelles ta famille et que tu leur demandes de verser l'argent sur un compte en Egypte". Alimu est à la fois désemparé et furieux contre ceux qui l'ont trompé. "A Bani Walid, ce sont des noirs qui nous approchent et nous font croire qu'ils sont des prisonniers comme nous. Ensuite, ils nous disent de venir avec eux, qu'ils ont un endroit où on peut passer la nuit. Et on y va, car on ne connait personne d'autre, qu'on a peur, parce qu'en Libye nous les noirs, nous ne pouvons pas rester longtemps dans la rue sans être pris pour cible. Si on nous voit, on nous agresse, on nous kidnappe, on ne peut pas sortir se promener sans prendre un risque". Il soupire. "Le lendemain matin, ceux qui t'ont accueilli la veille, que tu croyais être tes amis, viennent te voir et te demandent d'écrire ton nom et un numéro de téléphone de ta famille. Ils vendent ensuite ces informations aux passeurs". Alimu veut que j'écrive exactement tout ce qu'il dit. "Après des semaines en prison, les bandits ont finalement réduit la rançon à 1500 dinars (environ 1000 euros). Je suis parvenu à trouver cet argent et j'ai été relâché". Alimu se met alors en route vers Tripoli avec l'intention de retrouver son ami, celui qui l'avait invité à venir le rejoindre en Libye. Il ne le trouvera jamais. "On m'a dit qu'il était mort, qu'il s'était fait tuer".
"Je ne pouvais rester à Tripoli. Je devais absolument partir". Je lui demande pourquoi et il me regarde incrédule. "Mais vous ne lisez pas les nouvelles ?" s'indigne-t-il. "Une centaine de noirs ont été tués à Tripoli la semaine dernière et vendredi on a reçu l'ordre de fuir les quartiers africains de Grigarage et An Colombia, à cause des Asma Boys".
En quatre mois sur ce bateau, les témoignages de rescapés que j'ai recueillis mentionnent tous, à un moment ou l'autre, ces "Asma Boys", des hommes, libyens, armés jusqu'aux dents, vraisemblablement "spécialisés" dans le trafic d'êtres humains. Ils sont le cauchemar des migrants africains. "Pour les Asma Boys les noirs ne sont qu'une marchandise à vendre" m'explique Alimu.
Avant d'être emprisonné et racketté de nouveau ou pire, d'être abattu dans la rue par les Asma Boys, Alimu décide de tenter la traversée. "A ce stade, je n'avais pas d'autre choix que de fuir vers l'Europe. On m'a demandé de payer 1200 dinars (800 euros) pour le trajet, mais je n'avais pas tout cet argent je n'ai donc payé que 900 dinars (600 euros)". Le prix comprend le transfert de Tripoli vers les plages de Sabratah dans le coffre d'une voiture et l'emprisonnement dans un camp en attendant d'être poussé par des hommes armés sur les embarcations. "Voilà comment je me suis retrouvé sur ce bateau".
Alimu a été secouru en mer par l'Aquarius le 13 janvier dernier. Il était l'un des 195 passagers d'un canot pneumatique conçu pour transporter au maximum une trentaine de personnes, un bateau qui n'avait aucune chance d'arriver nulle part. Ses 195 passagers, sans gilets de sauvetage, étaient voués à une mort certaine, mais ça, Alimu ne l'a réalisé que lorsque les passeurs les ont abandonnés en pleine mer.
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Alors que nous discutons, à quelques mètres de nous, deux corps reposent sur le pont avant du bateau. Ceux de deux jeunes garçons retrouvés morts au fond du canot par les sauveteurs de Sos Méditerranée. Selon les récits des rescapés, confiés aux équipes de Médecins Sans Frontières à bord de l'Aquarius, peu après avoir quitté les côtes libyennes, leur embarcation a été approchée par des hommes armés non identifiés. Un échange de tirs a déclenché un mouvement de panique à bord. La barque était tellement surchargée que deux jeunes garçons - l'un d'eux n'avait que 15 ans - se sont retrouvés écrasés et asphyxiés.
Alimu regarde, silencieux, les dépouilles enveloppées dans des "body bags" de plastique blanc être débarquées par les sauveteurs dans le port de Messine. Avant de descendre à son tour et de faire ses premiers pas sur le sol européen, il note sur mon carnet l'adresse internet du site de son agence de voyages en Gambie.
Le débarquement terminé, je me précipite dans ma cabine pour chercher sur internet. Je trouve le site d'Alimu. La page d'accueil s'ouvre sur une photo de lui, souriant, sur un VTT. Une photo qui date peut-être d'il y a un an, juste avant son départ, mais qui semble remonter à une autre vie. Je pense à ses rêves ce jour là, des rêves brisés au fil du chemin dans le désert, engloutis dans la Méditerranée.
Je jette alors un œil sur le port depuis le hublot. Alimu vient de disparaître sous la tente de Frontex, l'agence européenne de contrôle des frontières extérieures de l'Union Européenne. Après le récit des épreuves qu'il a subies de l'autre côté de la Méditerranée, ces agents le reconnaîtront-ils "digne" d'être accueilli et protégé en Europe? Et cette Europe, qui se revendique terre des droits de l'homme, peut-elle aujourd'hui sérieusement envisager de sceller un pacte avec la Libye, avec un pays où des personnes sont enlevées, emprisonnées et torturées pour de l'argent puis poussées vers la mort sur des canots en Méditerranée ? Je referme le rideau du hublot, perplexe.
Le débarquement à Messine est terminé. Sans attendre, l'Aquarius reprend la mer. En plein hiver, les autres navires humanitaires ont quitté la zone de sauvetage, mais les traversées continuent. Depuis le 1er janvier, le navire citoyen européen de SOS Méditerranée, dont le seul impératif est de sauver des vies en mer, a secouru plus de mille personnes, soit un tiers de celles qui ont tenté la traversée en Méditerranée.
*Le prénom a été changé.
Plus d'informations sur www.sosmediterranee.org
En Gambie, il gérait une petite agence de voyages et de location de vélos pour les touristes. "J'étais heureux, je vivais bien" me dit-il en se prenant la tête entre les mains.
"Assieds toi, je t'en prie" me dit-il, en faisant signe à ses compagnons de me libérer une place sur un banc en bois. Après ce voyage interminable, Alimu a tout son temps et surtout il tient à partager ce qu'il a vécu de l'autre côté de la Méditerranée. Pour essayer de comprendre comment il a pu arriver jusqu'ici. Et pour que les autres sachent.
En Gambie, il gérait une petite agence de voyages et de location de vélos pour les touristes. "J'étais heureux, je vivais bien" me dit-il en se prenant la tête entre les mains. Alimu n'avait aucune intention de venir jusqu'en Europe, il voulait juste voyager, "découvrir" d'autres pays... Et le voilà arrivant en Italie à bord d'un bateau humanitaire après avoir survécu à l'inimaginable.
"Là bas, nous les noirs, nous sommes toujours kidnappés, battus et emprisonnés"
Un an auparavant, un ami lui conseillait de le rejoindre en Libye, lui faisant miroiter la possibilité de travailler et de bien gagner sa vie. Alimu ne comprend que bien plus tard qu'il est tombé dans un piège. "Dès que je suis arrivé en Libye, je me suis retrouvé en prison, à Bani Walid" explique-t-il. Il n'avait commis aucun délit, mais, en Libye il n'y a ni plus police, ni justice, encore moins pour les "africains". "Là bas, nous les noirs, nous sommes toujours kidnappés, battus et emprisonnés" poursuit-il. "Une fois dans les prisons, on nous rackette et quand on n'a rien sur nous, on doit demander à nos familles d'envoyer de l'argent. A Bani Walid, ils m'ont demandé 5000 dollars pour sortir de la prison". Mais Alimu n'avait pas cet argent et aucun moyen de le trouver. "Si on ne payait pas, les gardes nous attachaient les mains avec du fil de fer et nous électrocutaient. Ca m'est arrivé plusieurs fois". Il me montre les cicatrices sur ses poignets. "Ils t'électrocutent pour que tu payes, pour que tu appelles ta famille et que tu leur demandes de verser l'argent sur un compte en Egypte". Alimu est à la fois désemparé et furieux contre ceux qui l'ont trompé. "A Bani Walid, ce sont des noirs qui nous approchent et nous font croire qu'ils sont des prisonniers comme nous. Ensuite, ils nous disent de venir avec eux, qu'ils ont un endroit où on peut passer la nuit. Et on y va, car on ne connait personne d'autre, qu'on a peur, parce qu'en Libye nous les noirs, nous ne pouvons pas rester longtemps dans la rue sans être pris pour cible. Si on nous voit, on nous agresse, on nous kidnappe, on ne peut pas sortir se promener sans prendre un risque". Il soupire. "Le lendemain matin, ceux qui t'ont accueilli la veille, que tu croyais être tes amis, viennent te voir et te demandent d'écrire ton nom et un numéro de téléphone de ta famille. Ils vendent ensuite ces informations aux passeurs". Alimu veut que j'écrive exactement tout ce qu'il dit. "Après des semaines en prison, les bandits ont finalement réduit la rançon à 1500 dinars (environ 1000 euros). Je suis parvenu à trouver cet argent et j'ai été relâché". Alimu se met alors en route vers Tripoli avec l'intention de retrouver son ami, celui qui l'avait invité à venir le rejoindre en Libye. Il ne le trouvera jamais. "On m'a dit qu'il était mort, qu'il s'était fait tuer".
"Pour les Asma Boys les noirs ne sont qu'une marchandise à vendre"
"Je ne pouvais rester à Tripoli. Je devais absolument partir". Je lui demande pourquoi et il me regarde incrédule. "Mais vous ne lisez pas les nouvelles ?" s'indigne-t-il. "Une centaine de noirs ont été tués à Tripoli la semaine dernière et vendredi on a reçu l'ordre de fuir les quartiers africains de Grigarage et An Colombia, à cause des Asma Boys".
En quatre mois sur ce bateau, les témoignages de rescapés que j'ai recueillis mentionnent tous, à un moment ou l'autre, ces "Asma Boys", des hommes, libyens, armés jusqu'aux dents, vraisemblablement "spécialisés" dans le trafic d'êtres humains. Ils sont le cauchemar des migrants africains. "Pour les Asma Boys les noirs ne sont qu'une marchandise à vendre" m'explique Alimu.
"Je n'avais pas d'autre choix que de fuir vers l'Europe"
Avant d'être emprisonné et racketté de nouveau ou pire, d'être abattu dans la rue par les Asma Boys, Alimu décide de tenter la traversée. "A ce stade, je n'avais pas d'autre choix que de fuir vers l'Europe. On m'a demandé de payer 1200 dinars (800 euros) pour le trajet, mais je n'avais pas tout cet argent je n'ai donc payé que 900 dinars (600 euros)". Le prix comprend le transfert de Tripoli vers les plages de Sabratah dans le coffre d'une voiture et l'emprisonnement dans un camp en attendant d'être poussé par des hommes armés sur les embarcations. "Voilà comment je me suis retrouvé sur ce bateau".
Alimu a été secouru en mer par l'Aquarius le 13 janvier dernier. Il était l'un des 195 passagers d'un canot pneumatique conçu pour transporter au maximum une trentaine de personnes, un bateau qui n'avait aucune chance d'arriver nulle part. Ses 195 passagers, sans gilets de sauvetage, étaient voués à une mort certaine, mais ça, Alimu ne l'a réalisé que lorsque les passeurs les ont abandonnés en pleine mer.

Alors que nous discutons, à quelques mètres de nous, deux corps reposent sur le pont avant du bateau. Ceux de deux jeunes garçons retrouvés morts au fond du canot par les sauveteurs de Sos Méditerranée. Selon les récits des rescapés, confiés aux équipes de Médecins Sans Frontières à bord de l'Aquarius, peu après avoir quitté les côtes libyennes, leur embarcation a été approchée par des hommes armés non identifiés. Un échange de tirs a déclenché un mouvement de panique à bord. La barque était tellement surchargée que deux jeunes garçons - l'un d'eux n'avait que 15 ans - se sont retrouvés écrasés et asphyxiés.
Alimu regarde, silencieux, les dépouilles enveloppées dans des "body bags" de plastique blanc être débarquées par les sauveteurs dans le port de Messine. Avant de descendre à son tour et de faire ses premiers pas sur le sol européen, il note sur mon carnet l'adresse internet du site de son agence de voyages en Gambie.
Ces agents le reconnaîtront-ils "digne" d'être accueilli et protégé en Europe?
Le débarquement terminé, je me précipite dans ma cabine pour chercher sur internet. Je trouve le site d'Alimu. La page d'accueil s'ouvre sur une photo de lui, souriant, sur un VTT. Une photo qui date peut-être d'il y a un an, juste avant son départ, mais qui semble remonter à une autre vie. Je pense à ses rêves ce jour là, des rêves brisés au fil du chemin dans le désert, engloutis dans la Méditerranée.
Je jette alors un œil sur le port depuis le hublot. Alimu vient de disparaître sous la tente de Frontex, l'agence européenne de contrôle des frontières extérieures de l'Union Européenne. Après le récit des épreuves qu'il a subies de l'autre côté de la Méditerranée, ces agents le reconnaîtront-ils "digne" d'être accueilli et protégé en Europe? Et cette Europe, qui se revendique terre des droits de l'homme, peut-elle aujourd'hui sérieusement envisager de sceller un pacte avec la Libye, avec un pays où des personnes sont enlevées, emprisonnées et torturées pour de l'argent puis poussées vers la mort sur des canots en Méditerranée ? Je referme le rideau du hublot, perplexe.
Le débarquement à Messine est terminé. Sans attendre, l'Aquarius reprend la mer. En plein hiver, les autres navires humanitaires ont quitté la zone de sauvetage, mais les traversées continuent. Depuis le 1er janvier, le navire citoyen européen de SOS Méditerranée, dont le seul impératif est de sauver des vies en mer, a secouru plus de mille personnes, soit un tiers de celles qui ont tenté la traversée en Méditerranée.
*Le prénom a été changé.
Plus d'informations sur www.sosmediterranee.org
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