>> Lire la 1ère partie: A l'épreuve de la Corse: "Arabi Fora"
TÉMOIGNAGE - C'est à l'initiative d'un ami d'adolescence, un journaliste venu en Corse pour couvrir les tristes événements qui meurtrirent la communauté marocaine en particulier et maghrébine en général, en cet été 1982, que nous décidâmes lui et moi, non sans beaucoup d'audace étant donné les circonstances, de sortir de notre prison psychologique imposée par l'instinct de prudence, et d'aller nous détendre sur l'esplanade du port de Bastia. Histoire de mettre entre parenthèses les événements qui pesaient sur les esprits.
Nous jetâmes notre dévolu sur un café d'apparence heureuse, avec une vaste terrasse située en face du port. Une clientèle nombreuse la peuplait. Aucun doute que le sujet des événements qui nous préoccupaient au premier chef occupait également mais différemment les esprits de ces clients. Quelques regards furtifs jetés par ci par là à ce magma de personnes nous confirmèrent ce qui ne fut qu'un soupçon au départ.
La fierté du méditerranéen, héritage que nous partageons avec ces personnes dont nous redoutions la réaction, nous imposa de frayer notre chemin avec un semblant d'assurance et de hardiesse au mépris de toute conséquence aisément prévisible. Ce fut un véritable défi psychologique que nous jetâmes aussi bien à nous-mêmes qu'entre nous implicitement. Fléchir et rebrousser chemin aurait été synonyme de défaite, ce qui ne sied justement guère à l'orgueil méditerranéen. D'autant que nous nous sentions à l'écart du lot de nos concitoyens accablés par le poids de l'infortune, par nos statuts respectifs de journaliste et diplomate.
Quand nous finîmes de traverser la terrasse qui nous parut aussi vaste qu'une mer et entrâmes dans l'enceinte du café, nous eûmes, me semblait-il, le même sentiment qu'éprouva le prophète Moïse lorsqu'il pût, par la grâce de Dieu, faire traverser à son peuple la mer rouge. Si nous préférions la salle à la terrasse pendant un mois d'août en Corse, c'était certainement par obéissance à un sentiment que nous ne pouvions ou ne voulions avouer, même à nous-mêmes.
C'est ce même sentiment diffus mais incontrôlable qui nous détourna de la terrasse, qui nous empêcha de nous attabler aussi dans la salle, et nous nous contentâmes de poser nos coudes sur le comptoir; une autre façon de fuir les regards en leur tournant le dos. Nous décidâmes aussi d'être sobres dans nos regards, qui furent vagues tellement l'esprit voulait s'évader du présent en se concentrant sur les jours heureux auxquels nous goutâmes pendant nos années du lycée. Une certaine assurance gagna nos esprits car le plus difficile du parcours de la bravade paraissait accompli, il ne restait plus que consommer rapidement et filer "la queue entre les jambes" cependant avec le sentiment vague et contestable d'un triomphe, mais combien nécessaire pour un orgueil mis à rude épreuve.
Le jeune homme qui trônait derrière le comptoir dissipa notre assurance d'un regard mauvais à vous glacer le sang, étant donné la réputation du Corse en général qui recourt à son arme à feu plus vite qu'à la parole. L'expression de son visage nous signifia toute la haine que son cœur renfermait. Une telle attitude nous porta à concevoir une forte défiance, cependant elle ne nous nous enleva pas notre volonté de sauver les apparences, quel qu'en fut le prix.
Alors nous primes l'initiative de lui annoncer nos commandes et pour rester dans notre droit, au cas où cela tournerait à la confrontation ouverte et déclarée, nous le fîmes dans la plus grande politesse. Sèchement, avec un ton sévère et réprobateur qui appuyait son regard et qui grossissait de haine à mesure que nous insistions, se transformant en agressivité déclarée, il nous répondit que les breuvages commandés étaient indisponibles. Alors pour endiguer l'enveniment du conflit qui s'annonçait fatal, nous lui proposâmes de nous servir ce qu'il pouvait avoir sous la main comme rafraîchissement.
Nous nous aveuglions à voir l'évidence, ce qui était limpide par la mine hargneuse et le geste répulsif. En clair, rien n'était disponible pour nous pour la simple raison que nous n'étions pas les bienvenus dans son établissement. Notre courage se mua en colère et nous résistâmes à cette atteinte à notre intégrité humaine et de suite nous brandîmes, en laissant sourdre une colère maîtrisée, les armes juridiques. Nous lui annonçâmes que la loi interdit et punit la pratique de la discrimination raciale et ethnique (la loi du 1er juillet 1972, dite loi Pleven) et que son cas est flagrant.
Il haussa les épaules, comme pour dire "Faites donc ce que vous voulez, - mais soyez d'abord de ceux qui peuvent vouloir"! Et ça se voyait qu'il s'en moquait éperdument que deux arabes connaissent la loi et menacent d'en user. En réalité, nous cherchions une porte de sortie honorable afin de ne pas envenimer plus la situation, tellement le rapport de force nous paraissait inégal. Dans cet imbroglio, le combat était inégal à double sens: en notre faveur si l'on se plaçait du côté du droit et du sien si on a conscience de la place qu'occupe le droit dans cette île. Un statut, tout au plus, hypothétique.
La conjoncture ne pouvait que l'avantager: il était fort d'une aversion collective contre les arabes exacerbée à outrance au point de devenir un enthousiasme aussi mobilisant que le sentiment nationaliste, porté au faîte de l'absurde, pour aboutir à la déshumanisation d'une partie de l'humanité. L'union fait la force même dans l'injustice et la haine. Son impunité était de fait garantie, comme l'était celle de ceux qui ont jeté dans l'effroi des milliers de Marocains dont le seul crime était d'être venus dans cette île pour s'assurer une source de vie et assurer aux Corses des services qu'ils ne pouvaient ou répugnaient à s'offrir eux-mêmes.
Puisque toutes les tentatives de ramener le cafetier à la raison furent épuisées et surtout vaines et ne nous valurent qu'accablement dans notre situation d'humiliés, mon ami et moi sortîmes notre ultime arme fatale, en l'occurrence l'acte de porter plainte pour discrimination raciale et de le faire illico presto. Il faut dire que nous y croyions autant que le permettait notre ignorance de la vie sociale et politique en Corse. Ni lui, ni moi ne connaissions ce microcosme dont les règles et les comportements diffèrent de ce que nous en connaissions sur le continent, où nous avions vécu une bonne et belle période. Nous ne savions pas que nous avions reculé, à notre insu, et dans le temps et dans l'espace. A notre déception, la poudre de notre arme avait pris l'humidité de l'insularité et notre arme, censée le terrasser, laissa béat le bourreau de notre dignité.
Nous partîmes, alors, écumant de rage et d'indignation, mais certains que le triomphe est au bout du chemin qui mène au commissariat de police. Il était journaliste et j'étais diplomate. Notre enthousiasme était bâti sur le roc. Au commissariat de police, nous nous sommes annoncés par nos noms et nos qualités respectives. On espérait que l'accueil allait être conforme au droit que toute personne pouvait réclamer en vertu de l'égalité de droit, même si moi, par considération des privilèges que me conférait le statut de diplomate, je pouvais prétendre aux égards qui seyaient à ma situation de représentant d'un pays étranger et qui plus est ami.
Il a fallu presque forcer la main, par l'invocation de l'article de la loi réprimant les discriminations raciales et ethniques, à l'agent qui nous reçut pour qu'il daigne recevoir notre plainte. N'eut été notre statut et surtout notre insistance, il nous aurait renvoyé en nous conseillant de mieux réfléchir aux conséquences de notre acte. Car lui, probablement, réglait ses actes selon un code que nous pensions avoir, à l'époque, laissé au-delà de la rive sud de la méditerranée. S'il l'avait fait, il n'aurait pas eu complètement tort.
Le lendemain du dépôt de la plainte, mon ami rejoignit son travail à Paris, en insistant auprès de moi pour le tenir informé du déroulement et du développement de l'affaire. La manière dont s'était déroulée la réception de la plainte, notamment l'absence de tout justificatif de notre acte, le laissait certainement suspect sur les chances de son aboutissement normal, du moins en ce qui le concerne. La Méditerranée dut être un obstacle infranchissable à toute information que devait recevoir mon co-plaignant. Jamais le moindre écho ne lui parvint à ce propos.
A contrario, mon statut et ma présence permanente sur l'île durent entrer en compte pour changer la destinée à laquelle était vouée notre plainte ou plus exactement son volet me concernant. En effet, quelques semaines après que la tempête de la bêtise humaine commençait à s'apaiser sérieusement, je reçus la visite d'un monsieur qui se disait le patron du jeune homme qui avait doublement bafoué mes droits les plus élémentaires et les plus garantis tant par le droit que par la morale humaine: en tant que personne humaine et en tant représentant officiel d'un pays ami de la France.
Diverses raisons tout aussi mauvaises les unes que les autres me furent exposées pour m'amener à excuser le comportement ignoble du tenancier du débit de boisson. On me pria de retirer ma plainte par humanisme envers un jeune homme borné par l'inexpérience, le manque de civilité, etc. Même la menace camouflée dans l'emballage d'un conseil avisé de connaisseurs des méandres de la mentalité corse. Bref, l'intimidation était à peine voilée par des propos dénotant la compassion et la compréhension de ma colère.
Ma conviction ferme que mon droit était garanti dans l'absolu, ne m'empêchait pas d'être conscient de la faiblesse de ma position dans cette réalité particulière qui révélait une défaillance du droit qui me prenait en sandwich: derrière moi mon administration qui se terrait dans son mutisme légendaire et devant moi des autorités qui informent les coupables des démarches des victimes. Je ne pouvais que laisser courir les choses sans les orienter ni dans un sens ni dans l'autre. Ce fut une attitude de passivité, sans céder à la menace, ni prendre l'initiative de faire valoir mon droit. L'issue de la péripétie fut décidée par des facteurs exogènes sur lesquels je me refusais d'agir; mais le pouvais-je? Le blessé avait négligé sa blessure que les anticorps du temps ont refermée, heureusement sans séquelles.
Avant de souffler la bougie du premier anniversaire de mon séjour en Corse, je reçus la proposition de reprendre mon bâton de diplomate à destination d'un pays où la démocratie et son cortège des droits de l'homme avaient été déclarés hors-la-loi d'une dictature militaire autour d'un colonel qui s'était autoproclamé le véritable et l'ultime prophète voué au sacerdoce de libérer tous les opprimés du monde, tant dans le présent que dans l'avenir et ce, qu'ils le soient par le simulacre de démocratie qui sévit en Occident ou par le fait du despotisme qui ravage le reste de la terre.
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